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« Ces dispositions dérivent du système de la nature, contre lequel les passions fougueuses d’un égoïste, ou les idées étroites d’un écolier, enthousiasmé d’une rêverie platonique ou d’une institution locale d’un homme de génie, viendront toujours se briser comme les flots de la mer contre un banc de rochers. »

C’est tout le programme social de la Gironde ; et par sa complaisance pour le développement de la richesse, des commodités et des joies de la vie, il est moderne et progressif, bien plus près du socialisme créateur et abondant qu’un maigre programme d’austérité spartiate et de systématique pauvreté. Mais l’illusion est de croire que, même avec le partage égal à l’intérieur des familles, l’équilibre social pourra être rétabli et maintenu et que « les disproportions dangereuses » entre les fortunes s’atténueront. De plus, Kéralio triomphe vraiment à trop bon compte en combattant le partage égal des terres pris dans son sens littéral et mathématique. C’est un jeu d’esprit vraiment trop facile. Il eût été d’un philosophe et d’un homme d’État de démêler, sous cette formule enfantine, l’aspiration du peuple à la propriété. Et comment y introduire ces millions de journaliers agricoles ou d’ouvriers industriels qui voyaient se produire au-dessus d’eux une révolution sociale où eux-mêmes n’atteignaient pas ? Voilà le problème que la Gironde néglige de se poser. Mais, chose curieuse, et qui montre bien que la loi agraire avait fait quelque chemin dans les esprits, Kéralio est d’accord avec le journal de Prudhomme pour demander que les acquisitions territoriales soient limitées. Procédé tout empirique et bien superficiel. Ce n’est point d’ailleurs par le monopole terrien que la bourgeoisie nouvelle menacera dans la société issue de la Révolution l’équilibre social.

Ainsi, quand la Gironde jouait « de la loi agraire », pour exciter les esprits contre ses rivaux, elle ne créait pas de rien un spectre. Il y avait, en effet, un sourd commencement de propagande, des tendances confuses en ce sens et des appréhensions grandissantes. Mais elle savait bien que ni Marat, ni Robespierre, ni Danton, ni l’immense majorité de la Commune de Paris, n’aspiraient à la loi agraire. Elle savait bien qu’il n’y avait là aucun péril précis, pressant et aigu. Et pourtant elle essayait d’envelopper « le triumvirat » dans un vague soupçon. Elle tira parti de l’équipée de Momoro, de l’imprudence ou de l’excès de zèle de quelques autres commissaires du pouvoir exécutif et de la Commune pour fulminer contre eux, pour les dénoncer (c’est l’expression même du journal de Brissot), comme des tocsins ambulants. Massacres de septembre, vols de bijoux, vols du garde-meuble, loi agraire, elle faisait de tout cela un mélange effrayant et trouble, pour affoler la province, pour l’animer contre Paris et contre les élus de Paris pour inquiéter les députés de la Convention en route vers la capitale et pour obtenir d’emblée, de leur esprit prévenu, des mesures de défiance et de rigueur contre Paris et sa représentation.