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riche. Et cette démonstration est d’autant plus nécessaire aujourd’hui, que nous soutenons une guerre dispendieuse avec des assignats hypothéqués sur les fermes et les forêts nationales qui se vendraient à vil prix, si la crainte d’une loi agraire empochait les capitalistes régnicoles ou étrangers de faire des acquisitions territoriales en France. La Convention nationale publiera, sans doute, une instruction pour servir d’oreiller aux propriétaires timides. »

Je n’ai pas à discuter ici, bien entendu, les vues du grand banquier. Sur le fond même de la question il a raison. Il est certain que le partage des terres est une utopie réactionnaire qui ramènerait la société à un état de barbarie agricole et d’universelle pauvreté. La division du travail la plus fondamentale et la plus féconde est la division des villes et des campagnes, du travail industriel et du travail agricole. Un allotissement universel qui ferait disparaître cette division essentielle du travail humain et qui répartirait toutes les familles sur de minuscules domaines ruraux, éparpillerait et abaisserait l’activité des hommes : ils ne songeraient plus qu’à pourvoir aux plus grossiers aux plus élémentaires besoins. Anacharsis Clootz a raison de dire que l’industrie repose sur le territoire, c’est-à-dire qu’elle doit emprunter au sol les matériaux qu’elle met en œuvre, les produits qu’elle transforme et utilise. Cela suppose évidemment que tous les produits de la terre ne sont pas absorbés par les habitants des campagnes ; et il en serait ainsi dans le cas d’une répartition uniforme du sol à tous les citoyens.

Et Clootz a le droit de dire que cette opération serait funeste aux ouvriers des villes autant qu’elle serait dommageable aux propriétaires ruraux : leur salaire représente pour eux infiniment plus de bien-être que le produit de quelques arpents qui leur seraient alloués. Et il était d’une politique habile de mettre la classe ouvrière en garde, au nom de son propre intérêt, contre une utopie rétrograde et appauvrissante.

Mais Clootz va plus loin. Il sent très bien que sous le mot de partage des terres, il s’agit, en réalité, du partage des fortunes. Consciemment ou inconsciemment, c’est ainsi que la question se pose dès lors. Il serait impossible de procéder au partage des fortunes territoriales sans se demander ce qu’on ferait des autres ; et l’idée de partager les capitaux industriels serait invinciblement suggérée par le partage des capitaux fonciers. Clootz va au devant du danger en démontrant que la concentration des capitaux, de l’activité industrielle et marchande est la condition même de la grande production et des vastes échanges. Il est parfaitement vrai que démembrer pour la répartir une grande entreprise industrielle et commerciale, c’est tout simplement la tuer ; et le partage des propriétés industrielles est plus absurde encore et plus meurtrier que le partage des propriétés agricoles, parce que l’organisme industriel plus concentré ne supporte pas sans péril le sectionnement dont s’accommode à la rigueur la production agricole. Clootz a le sens de la grande évolution capitaliste qui se prépare, et il a beau adoucir un peu