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prosélytes ; cependant tout ce qui venait de l’aristocratie avérée étant suspect ou dédaigné, il a fallu prendre le masque du patriotisme et prêcher la loi agraire en son nom ; c’est ce que l’on essaie aujourd’hui.

« Ainsi tout homme qui parle de loi agraire, de partage des terres, est un franc aristocrate, un ennemi public, un scélérat à exterminer ; car si ce n’est point un coblencier, c’est un intrigant qui tient à quelque fraction ou à quelque classe de capitalistes, dont la cupidité atroce, spéculant sur la fortune publique, tâche d’écarter les crédules citoyens de la vente des biens nationaux pour les acheter à vil prix, ou enfin à des agioteurs égoïstes qui, voyant leurs portefeuilles remplis d’effets ci-devant royaux, voudraient en faire hausser le prix par le discrédit des acquisitions territoriales ! Tous ces honnêtes gens travaillent le peuple dans le même sens. Joignons-y ces nombreuses familles d’émigrés qui voient approcher le moment de la vente de leurs biens, et qui voudraient bien que la crainte de la loi agraire pût la faire avorter, puisque celle des armes prussiennes ne le peut pas. »

« Examinons cependant ce fantôme, et voyons s’il peut jamais acquérir quelque réalité. Si le peuple n’avait pas constamment témoigné son horreur pour le pillage, nous pourrions craindre de sa part quelque excès de ce genre, mais jamais un partage des biens ; car après l’insurrection, où serait la garantie de cette division illégale ?

« La loi agraire ne peut donc pas résulter de l’insurrection. Serait-ce la Convention nationale ou le Corps législatif qui pourrait la décréter ? Cette supposition est inadmissible ; car il faudrait que tous les membres qui composeront ces assemblées fussent d’une ignorance et d’une perversité qui n’est ni présumable ni possible ; et quand ils la décréteraient, où serait la force coactive qui pourrait la faire exécuter ? J’admire ma complaisance à combattre de pareilles absurdités, et j’en demande pardon aux lecteurs…

« Ce serait véritablement l’histoire de la poule aux œufs d’or ; il n’est pas à craindre que la nation adopte jamais un principe destructif de toute prospérité. Mais il serait fâcheux qu’à l’aide de ce levier on parvînt à remuer le peuple, à l’agiter pour son malheur, à le soulever pour le précipiter dans l’abîme creusé par ses ennemis. Que ceux qui joignent des lumières à des intentions pures s’occupent à éclairer son ignorance ; qu’ils fassent la guerre aux prestiges des malveillants, plus à redouter peut-être que les armes des brigands prussiens et autrichiens. »

Il me semble bien que le journal de Carra n’est pas sans appréhension. S’il est besoin à ce point d’éclairer l’ignorance du peuple, si, pour expliquer l’expansion de l’idée de loi agraire il faut alléguer des manœuvres capitalistes, des ruses d’agioteurs, des mensonges d’émigrés, si toute la contre-révolution, une partie des financiers spéculateurs et une tumultueuse avant-garde populaire agissent, par un concert volontaire ou involontaire, pour propager ou