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quelqu’un de ces affligeants tableaux, et ce sont surtout ceux qui épargnent aux autres la peine de rendre la terre féconde qui manquent eux-mêmes du pain qu’ils ont fait venir.

« À côté de ces malheureux, on voit des riches qui dorment sur le duvet, sous des lambris dorés ; dont la table n’est couverte que de primeurs, dont tous les climats sont mis à contribution pour flatter la sensualité, et qui dévorent en un repas la subsistance de cent familles. Indignes favorisés de la fortune, ce sont eux qui commandent aux autres, et que l’on a rendus maîtres des destinées du peuple. »

Oui, mais maintenant, que toute cette misère, gisante dans le fumier et couchée dans le désespoir, a été remise debout par la victoire du Dix Août, ne va-t-elle pas demander enfin sa part des joies de la vie ? Et s’il est vrai que la Révolution a profité surtout aux « petits propriétaires fonciers », à ceux qui, possédant un petit domaine, l’ont vu affranchir des redevances ecclésiastiques et féodales, le moyen d’étendre le bienfait de la Révolution à tous les citoyens, et surtout à ces prolétaires agricoles qui font croître le blé et qui manquent de pain, ne serait-il point bon de leur assurer à eux aussi une portion de terre ? Ainsi les bourgeois révolutionnaires pouvaient supposer que le prolétariat misérable allait demander une sorte de loi agraire comme salaire du concours donné par lui à la Révolution.

Soutenue de plus en plus par les sans-propriété, ne sera-t-il point logique qu’elle abolisse enfin la propriété ? Et elle se raidit contre des conséquences paradoxales et extrêmes qui brusquement semblent la tenter. Lorsque, par exemple, les Jacobins, dans la séance du 12 septembre, entendent un fédéré de Lyon dire que « les négociants de la ville, aristocrates à l’excès, se servent de la troupe pour subjuguer leurs ouvriers, et leur retirent leur ouvrage, de sorte qu’en les mettant dans les extrémités les plus cruelles, ils se réservent les moyens de les écraser au moindre mouvement », lorsque l’orateur demande le retrait des troupes pour que patrons et ouvriers restent ainsi face à face, lorsque les Jacobins constatent que dans les grandes cités industrielles la Révolution semble aboutir à une guerre de classes, ils s’efforcent, d’autant plus, d’élever au-dessus de la mêlée le droit de propriété. Parfois, quelques-uns semblent perdre pied, et tout en défendant dans le présent le droit de propriété, ils l’abandonnent à demi pour l’avenir.

Toujours un peu badaud et pesant, le journal de Prudhomme, étourdi par les cris de la Gironde, prend au sérieux les faibles mouvements dont j’ai parlé. Il y voit comme un prélude de guerre sociale, et il prêche au peuple un désintéressement tout provisoire (no du 15 au 22 septembre) :

« Ce sont ces émissaires aussi qui, par des menées sourdes habilement conduites, cherchent à indisposer les classes indigentes contre les riches. Si ce moyen perfide venait à réussir, il serait plus expéditif et plus certain que plusieurs armées combinées. Nos ennemis chanteront victoire quand on leur