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sure que s’affirmait la démocratie et que grandissait le peuple, la Révolution avait peur de perdre l’équilibre de la propriété ; et elle se répétait sans cesse à elle-même, comme pour se préserver d’une tentation et d’un péril, que la propriété était sacrée. Au moment même où la force populaire, la force « ouvrière », lui devenait de plus en plus nécessaire pour suppléer aux défaillances de la bourgeoisie modérée, elle se demande si elle ne glissera point sur la pente.

Dès avant le Dix Août, Marat avait poussé au nom des pauvres des cris de colère, de revendication et de désespoir qu’on pouvait aisément, au lendemain de la victoire populaire du Dix Août, tourner en menace de loi agraire. Les révolutions ne réussissent jamais, écrivait-il le 7 juillet, « lorsque la plèbe, c’est-à-dire les classes inférieures sont seules à lutter contre les classes élevées. Au moment de l’insurrection, elle écrase bien par sa masse ; mais quelque avantage qu’elle ait d’abord remporté, elle finit toujours par succomber ; car se trouvant toujours dénuée de lumières, d’arts, de richesses, d’armes, de chefs, de plans d’opérations, elle est sans moyen de défense contre des conjurés pleins de finesse, d’astuce, d’artifice… Si les hommes instruits, aisés et intrigants ces classes inférieures ont pris d’abord parti contre le despote, ce n’a été que pour se tourner contre le peuple, après s’être entouré de sa confiance et s’être servi de ses forces pour se mettre à la place des ordres privilégiés qu’ils ont proscrits. Ainsi la révolution n’a été faite et soutenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par ces infortunés que la richesse impudente appelle la canaille, et que l’insolence romaine appelait des prolétaires. Mais ce qu’on n’aurait jamais imaginé, c’est qu’elle s’est faite uniquement en faveur des petits propriétaires fonciers, des gens de loi, des suppôts de la chicane. »

Et le mardi 10 juillet, sous ce titre désespéré : Développement de nouvelles causes qui s’opposent à l’établissement de la liberté chez les Français, c’est encore un cri terrible contre l’inégalité sociale, mère de servitude : « Voyons les choses plus en grand. Admettons que tous les hommes connaissent et chérissent la liberté ; le plus grand nombre est forcé d’y renoncer pour avoir du pain ; avant de songer à être libres, il faut songer à vivre.

« Presque en tout pays, les sept dixièmes des membres de l’État sont mal nourris, mal vêtus, mal logés, mal couchés. Les trois dixièmes passent leurs jours dans les privations, souffrent également du présent, du passé et de l’avenir ; leur vie est une pénitence continuelle, ils redoutent l’hiver, ils appréhendent d’exister. Et combien sont réduits à un excès de misère qui saisit le cœur : il leur manque jusqu’aux vêtements, jusqu’aux aliments. Exténués par la faim et à demi nus, après avoir passé la journée à chercher quelques racines, ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils sont toute l’année étendus sur du fumier, aux injures des saisons.

« En France, il est impossible de faire un pas sans avoir sous les yeux