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même capital s’il l’avait placé en propriété industrielle, en actions de Compagnies, ou en rentes d’État ? Et en second lieu, n’y aurait-il point flagrante injustice, et même une manœuvre contre-révolutionnaire à dépouiller cette partie de la bourgeoisie patriote, révolutionnaire, qui n’avait pas craint de consacrer ses fonds à l’achat des biens nationaux, tandis qu’on respecterait la fortune des bourgeois timorés ou hostiles qui n’avaient pas voulu se commettre avec la Révolution ?

Enfin du coup toute vente de ce qui restait des biens d’Église, toute vente des biens des émigrés cessait naturellement, et la nation au lieu de disposer des sommes considérables qu’elle pouvait réaliser rapidement par la vente, et dont elle avait besoin, ne disposait plus que des revenus des domaines saisis par elle.

Ainsi de toutes parts éclataient les impossibilités.

Il est probable que si Momoro et Dufour avaient été obligés de serrer de près leur propre pensée, ils l’auraient réduite à la formule de Saint-Just, c’est-à-dire à la constitution d’un domaine national agricole limité, affermé à ceux des citoyens qui n’auraient pas possédé de terres et qui n’auraient pas eu d’ailleurs des moyens de vivre par l’industrie. C’est ainsi du moins que j’interprète les fragments de Saint-Just que plus tard, et à leur date, je commenterai.

En tout cas, la formule générale et vague de Momoro et Dufour était très imprudente, puisque, sans dessiner aucun système, sans préparer aucune solution, elle inquiétait tous les propriétaires fonciers, tous les paysans, tous les acquéreurs de biens nationaux, et risquait de tourner contre la Révolution tous les amis de la Révolution. Grave danger !

Buzot, qui présidait les dernières séances de l’assemblée électorale de Bernay, eut de la peine à protéger contre l’unanime fureur les téméraires propagandistes. Si incohérente et si informe que fût la pensée de Momoro, elle marquait cependant une hardiesse croissante. Jusque-là, les plus audacieux, comme l’abbé Dolivier, n’avaient parlé de la propriété du sol qu’en termes mystérieux. Voilà que maintenant, sous la poussée populaire du 10 août, sous la poussée révolutionnaire de la Commune, l’illégitimité de toute propriété territoriale, aussi bien bourgeoise que noble ou ecclésiastique, est proclamée. Bien mieux, elle s’inscrit dans la Déclaration des Droits de l’homme et elle restreint singulièrement la portée de l’article ancien qui affirme le droit de propriété. C’est comme un ébranlement nouveau, confus, mais profond et vaste qui s’annonce.

Il y eut un émoi assez vif, et, je le crois, assez sincère. Par la hardiesse des expropriations territoriales de tout ordre réalisées déjà, la Révolution se sentait vaguement engagée en des opérations plus hasardeuses ; et elle craignait, comme en une sorte de vertige, de pencher enfin vers une loi agraire, inquiétante, inconnue et dont le regard troublé ne trouvait pas le fond. À me-