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il reste une heure et demie sans que je l’invite à s’asseoir ; il se lamente d’un ton bien hypocrite sur le vol de cette nuit, qui prive la nation de véritables richesses ; il demande si l’on n’a point quelques renseignements sur les auteurs ; il s’étonne de ce qu’on n’ait rien pressenti à cet égard ; il parle ensuite de Robespierre, de Marat, qui avaient commencé de déchirer Roland et moi, comme de têtes chaudes qu’il fallait laisser aller, comme d’hommes bien intentionnés, très zélés, qui s’effarouchaient de tout, mais desquels il ne fallait pas s’inquiéter ; je le laissai dire, parlai fort peu, et ne m’ouvris sur rien ; il se retira, je ne l’ai plus jamais revu.

« J’ai reçu ce matin chez moi, dis-je à mon mari lorsque nous nous retrouvâmes, un des voleurs du garde-meuble qui venait voir s’il n’était pas soupçonné. — Qui donc ? — Fabre d’Églantine. — Comment le sais-tu ? — Comment ? Un coup si hardi ne peut être que l’œuvre de l’audacieux Danton ; j’ignore si jamais cette vérité sera mathématiquement démontrée, mais je la sens vivement, et Fabre n’est venu faire que le rôle de son complice et de son espion.

« J’ai appris, sept mois après, que l’on retenait dans les prisons de Beauvais un grand coquin nommé Lefort qui avait été saisi avec des effets du garde-meuble et qui chargeait Danton ; mais on n’ose le faire paraître, parce que sa faction est trop puissante. »

Et c’est sur ces misérables commérages, c’est sur ces « pressentiments » de femme présomptueuse et vindicative que toute la Gironde calomniait le grand révolutionnaire. Qu’on n’allègue pas que ces paroles de Mme Roland sont écrites plusieurs mois après, quand déjà la Gironde accablée accusait Danton de sa ruine. Mme Roland dit qu’elle a eu tout de suite cette pensée et tenu ce propos. Elle ne ment pas. D’ailleurs, la phrase singulière de Roland, que j’ai soulignée, est certainement l’écho de cette conversation extravagante du ministre et de sa femme. Et le journal de Brissot, après avoir dit que le vol tenait à une grande machination, insiste encore :

« Ce vol très extraordinaire, » dit-il. Et nous savons ce qui se cachait d’insinuation extravagante sous ce mot. Mme Roland avait jasé dans son cercle d’amis avides à recueillir tout ce qui pouvait flétrir le grand Danton, coupable d’avoir osé, après le Dix Août, partager le pouvoir avec la Gironde. À tout homme de sens et de sang-froid, il apparaît clairement que la visite de Fabre d’Églantine à Mme Roland avait pour objet d’atténuer la guerre violente qui s’engageait entre les Roland d’un côté, Robespierre et Marat de l’autre. Ici encore, Danton prévoyant les suites funestes des déchirements, essayait d’apaiser, de concilier. Et la démarche qu’il confia à son ami d’Églantine fut tournée contre Danton par l’intelligence étroite et arrogante de Mme Roland. Mais quoi ! Si dans les agitations assez anodines de la capitale, on pouvait envelopper et perdre à la fois Robespierre, Marat, Danton, tout le triumvirat, ne valait-il point la peine d’élargir le filet et de donner aux événements les