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« Qui donc, écrit Roland à l’Assemblée, le 17, qui donc a inspiré l’audace d’entreprendre le vol important commis la nuit dernière ? Qui ?… des émissaires payés par la Prusse ou des scélérats qui, n’appartenant qu’à eux-mêmes, volent la nation pour soudoyer leurs agents et leurs complices. »

Et quel est ce personnage masqué auquel la Gironde fabrique dès septembre une légende de mélodrame ? Tout simplement, c’est Danton, oui Danton. À cette date, la passion et l’aberration girondines vont jusque-là. Entre les Roland et Danton les rapports étaient tous les jours plus difficiles. Roland méticuleux et aigre était offusqué par l’action large et conquérante de Danton. Celui-ci, négligeant le détail administratif, se donnait tout entier à la grande œuvre d’organisation révolutionnaire ; et les Girondins du Conseil subissaient malgré eux son ascendant. Mme Roland laisse éclater un triste dépit :

« On avait imaginé comme l’une des premières mesures à prendre par le Conseil, l’envoi dans les départements de commissaires chargés d’éclaircir sur les événements du Dix Août, et surtout d’exciter les esprits aux préparatifs de défense, à la levée rapide de recrues nécessaires à nos armées contre les ennemis sur les frontières, etc. Dès qu’il fut question de leur choix en même temps que de la proposition de leur envoi, Roland demanda jusqu’au lendemain pour réfléchir aux sujets qu’il pouvait indiquer. — « Je me charge de tout, s’écria Danton ; la Commune de Paris nous fournira d’excellents patriotes. » — La majorité paresseuse du Conseil lui confia le soin de les indiquer, et le lendemain il arriva au Conseil avec les commissions toutes dressées ; il ne s’agit plus que de les remplir des noms qu’il présente et de signer. On examine peu, on ne discute point, et on signe. Voilà donc un essaim d’hommes peu connus, intrigants de sections ou braillards de club, patriotes par exaltation et plus encore par intérêt, sans autre existence pour la plupart que celle qu’ils prenaient ou espéraient acquérir dans les agitations publiques, mais très dévoués à Danton leur protecteur et facilement épris de ses mœurs et de sa doctrine licencieuse ; les voilà représentants du Conseil exécutif dans les départements de la France.

« Cette opération m’a toujours semblé l’un des plus grands coups de parti pour Danton, et la plus humiliante école pour le Conseil… Le fait est qu’un travail excessif surchargeait les ministères de l’Intérieur, de la Guerre et même de la Marine, et que les détails absorbaient trop les facultés pour laisser à chacun le temps de réfléchir sur la grande politique. Il faudrait que le Conseil fût composé d’hommes qui n’eussent qu’à délibérer et non pas à administrer. Danton se trouvait au département qui donne le moins à faire ; d’ailleurs il s’embarrassait fort peu de remplir les devoirs de sa place et ne s’en occupait guère ; les commis tournaient la roue, il confiait sa griffe et la manœuvre se suivait, telle quelle, sans qu’il s’en inquiétât. Tout son temps, toute son attention étaient consacrés aux combinaisons et intrigues utiles à ses vues d’agrandissement de pouvoir et de fortune.