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que fussent les préférences secrètes des électeurs pour Brissot ou pour Robespierre ou pour Danton, ils donnaient tous la même réponse. Les hommes qui tout à l’heure se combattront âprement sont élus par la même assemblée électorale, dans le même esprit et pour le même dessein. M. Montier, dans son étude sur Robert Lindet, note exactement cet état d’esprit pour le département de l’Eure : « Buzot fut élu président de l’assemblée électorale par 329 voix sur 565 votants, et Du Roy, juge au tribunal civil de Beinay, secrétaire. Les élections se firent sur la question de la journée du 10 août ; tous les élus, à quelque nuance d’opinion qu’ils appartinssent, étaient d’avis de prononcer la déchéance du roi. Buzot fut élu le premier député par 449 suffrages ; vinrent ensuite Robert-Thomas Lindet, évêque d’Evreux, avec 407 suffrages ; puis Robert Lindet, son frère, député sortant de la Législative, avec 532 voix. Furent enfin élus : Du Roy, avocat (de Bernay). Richou (des Andelys) ; Lemaréchal (de Rugles) ; Topsent (de Quillebœuf) ; Bouillerot, receveur du district de Bernay ; puis Vallée, Savary et Dubusc, nommés suppléants et qui furent proclamés députés par Bizot sans nouveau scrutin, en remplacement de Albitte, Carra et Brissot, nommés et acceptant dans d’autres départements.

« Il est donc difficile de déclarer que les élections de l’Eure furent girondines. En fait, elles étaient foncièrement hostiles à la royauté et animées d’un souffle nettement républicain. Ce n’est qu’au cours d’événements ultérieurs que nous verrons une scission profonde se faire dans la députation de l’Eure ; R. Lindet, Th. Lindet, Du Roy, Bouillerot, se grouper avec les Montagnards, tandis que sous la direction de Buzot, Vallée, Savary, Richou, Lemaréchal et Topsent se rangeront, timidement d’ailleurs, du côté de la Gironde, et siégeront plus ordinairement, après la disparition de Buzot, parmi les indécis du Marais. »

Il y avait déjà à coup sûr, chez les uns et chez les autres, bien des arrière-pensées. Buzot était trop informé des choses de la politique, trop lié de cœur et d’esprit à la Gironde, pour ignorer ce qui se passait à Paris, et quelles haines y déchiraient depuis des mois le parti de la Révolution. Il n’aurait pas pris dès les premières séances de la Convention une attitude aussi nettement violente si dès longtemps déjà son sentiment n’eût été formé et exaspéré. Il a toujours prétendu, il est vrai, qu’il n’avait pas connu à temps les massacres de septembre et leur vrai sens, pour agir utilement sur l’assemblée électorale et la mettre en garde contre les prétentions dominatrices et anarchiques de Paris. Il le dit à deux reprises dans ses Mémoires, écrits à la fin de 1793 et en 1794, pendant que, proscrit, il se cachait pour échapper à la mort.

« Après avoir présidé toutes les assemblées électorales, je fus élu premier député du département de l’Eure à la Convention nationale. Je puis dire que je ne désirais pas cet honneur ; j’étais heureux, tranquille, honoré chez moi. Je n’avais pas encore tous les détails de la journée du 2 septembre, je ne connaissais pas bien la situation de Paris, je ne pouvais pas calculer en-