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« Mes lecteurs m’accuseront peut-être d’avoir changé de doctrine : ce n’est pas ma faute s’ils ne savent pas lire. Dans un temps où les patriotes éclairés remplissaient les tribunes de l’Assemblée nationale et formaient l’audience des tribunaux, je les ai souvent invités à rappeler au devoir par des signes d’improbation les députés, les agents du peuple : et j’avais raison. Aujourd’hui que les patriotes n’osent plus se montrer et que les ennemis de la liberté remplissent les tribunes du Sénat, et se trouvent partout, je demande qu’on les empêche d’applaudir en les forçant au silence ; c’est une arme dangereuse que je cherche à faire tomber de leurs mains. »

Ainsi, en cette fin de 1791, l’état de l’esprit public était inquiétant pour les hommes de la Révolution : il était presque désespérant pour ceux qui auraient voulu vraiment installer la démocratie, donner à tous les citoyens le droit politique, et obliger le pouvoir exécutif à s’inspirer des volontés de la nation.

La cour, dont on devinait, mais dont on ne pouvait démontrer les intrigues au dehors, affectait au dedans un zèle minutieux pour la Constitution.

Et, à vrai dire, celle-ci avait encore fait la part si belle à la royauté, quelle pouvait être très puissante tout en restant constitutionnelle. Le roi avait décidé, pour préparer plus sûrement le renversement de la Constitution, de paraître la respecter. Et le parti des Lameth et de Barnave qui ne siégeait plus à l’Assemblée, mais qui essayait de prolonger par des moyens occultes son influence, semblait accepté par le roi comme conseiller, comme guide. Jusqu’où allèrent les rapports des Lameth et de Barnave avec le roi et la reine ? Il est malaisé de le dire. Il semble qu’il n’y ait eu, après l’acceptation de la Constitution, qu’une entrevue de Barnave et de Marie-Antoinette ; mais, quoique Barnave n’ait pas tardé à s’éloigner de Paris, il est certain qu’il donnait fréquemment des avis.

Ces communications de la cour avec quelques révolutionnaires modérés inquiétaient les amis intransigeants de la royauté ; Marie-Antoinette est obligée d’écrire à Fersen le 19 octobre : « Rassurez-vous, je ne me laisse pas aller aux enragés, et si j’en vois ou que j’ai des relations avec quelques-uns d’entre eux, ce n’est que pour m’en servir, et ils me font tous trop horreur pour jamais me laisser aller à eux. »

Mais ils avaient beau lui faire horreur, par le seul fait qu’elle correspondait avec eux, elle était obligée de les ménager, de tenir compte de leur politique. Or, elle se résumait en deux traits : pratiquer la Constitution au dedans, de façon à faire tomber peu à peu l’effervescence révolutionnaire et à restaurer par le seul jeu de la Constitution elle-même la force du pouvoir exécutif ; au dehors, maintenir la paix pour éviter le contre-coup d’une intervention étrangère sur l’esprit de la France. Il paraît donc infiniment probable et même à peu près certain que la cour laissait ignorer aux Lameth,