Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moment où la saison permet l’entrée en campagne des armées, c’est à la guerre que pense le journaliste. Bientôt le journal de Prudhomme s’apercevra des périls que fait courir à la liberté, à la Révolution, l’aventureuse politique guerrière de la Gironde, et il la combattra vigoureusement. Mais à cette date il n’a pas encore pris parti, et il se fait l’écho des mystérieux projets du parti girondin : susciter par la guerre contre l’étranger une nouvelle action révolutionnaire.

C’est là le grand secret que dès la réunion de la Législative et avant même les premiers discours de Brissot se chuchotaient les initiés, et je considère cet article comme un des plus importants indices du sourd travail que faisait dès les premiers jours la Gironde. Toute sa pensée est là : constater la fatigue de la nation et, pour la pousser plus avant dans la voie révolutionnaire où elle semblait hésiter, recourir à l’aiguillon de la guerre.

Cette lassitude, cette sorte de rémission de l’esprit révolutionnaire, le journal de Prudhomme les signale encore dans le numéro du 15 au 22 octobre : « Parisiens, c’est avec douleur que nous vous le disons, il nous semble que l’esprit public n’a fait aucun progrès parmi vous. On vous a dit tant de fois que la crise est passée, qu’il ne s’agit plus que de vivre tranquilles et d’avoir confiance dans vos chefs. Depuis le premier fonctionnaire public jusqu’au dernier de vos officiers municipaux, tous les gens en place vous ont tant prêché la paix et l’ordre que vous êtes devenus immobiles au milieu même des agitations de toute espèce qui se font sentir autour de vous !

« La Constitution n’est-elle pas terminée ? vous disent-ils ? N’est-elle pas acceptée ? Que désirez-vous encore ? — Mais on émigre ? — Tant mieux, c’est la patrie qui se purge. — Mais Louis XVI s’entend avec les émigrés ? — Cela n’est pas possible ; lisez ses proclamations, ses lettres. — Mais les ministres ne sont pas de bonne foi ? — Cela se peut, aussi les mande-t-on à la barre chaque semaine. — Mais le numéraire a disparu ? — Le papier national vous reste. — Mais tous ces billets de confiance qui circulent ? — À qui s’en prendre ? À ceux qui veulent bien les recevoir. — Mais tous ces coupe-gorge ouverts aux joueurs ? — À qui la faute ? À ceux qui jouent. — Mais à chaque marché, le pain, cette première nourriture du pauvre, augmente de prix ? — Cela est tout naturel, quand l’argent est rare. Patience et paix, ordre et soumission et tout ira au mieux. Amour au roi, qui fait tout ce que vous voulez. Obéissance aux magistrats, qui ne marchent qu’avec la loi ; confiance dans la Législative dont chaque séance est marquée d’un acte de sagesse, et ça ira. »

« Voilà ce que les modérés, les ministériels, les royalistes, les aristocrates casaniers, plus fiers ou mieux aguerris que leurs camarades de Worms, ne cessent de vous insinuer dans leurs journaux, sur leurs placards, dans les cafés, dans les groupes, et vous croyez tout cela parce que cela favorise votre indolence, et vous dormez sur la foi de tous ces propos teintés adroitement.