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fripons publics que j’ai démasqués, chargé de la malédiction de tous les ennemis de la patrie… peut-être ne tarderai-je pas à être oublié du peuple au salut duquel je me suis immolé. »

La main de Marat ne laissera point aussitôt tomber la plume : mais quelle crise profonde de découragement, et comme il sentait bien que le peuple amorti ne vibrait plus à ses appels passionnés !

Le pessimisme de Camille Desmoulins est aussi profond. Lui, qui si souvent a raillé l’humeur noire de Marat, il parle et pense exactement, à cette date, comme Marat lui-même, et le long discours qu’il prononça, le 21 octobre, à la tribune des Jacobins, est, lui aussi, une déclaration de faillite de la Révolution.

Desmoulins, avec une verve admirable, signale les contradictions de la Constitution. Il a fallu d’abord pour entraîner le peuple lui présenter tous ses droits primitifs, « les rassembler sous un verre étroit et en offrir à ses regards l’enivrante perspective ».

Ce fut la déclaration des Droits : mais cette Déclaration des Droits, elle a été ensuite comme retirée en détail par d’innombrables dispositions rétrogrades ; on n’a pas osé pourtant en effacer tous les traits. « À ce reste de vergogne qui a retenu parfois les ministériels, ajoutez les explosions du patriotisme dans les tribunes et sur la terrasse, qui ont donné quelques convictions à la majorité corrompue de la Législature, et l’ont forcée de dériver un peu au cours de l’opinion. De tout cela il est résulté une Constitution destructive il est vrai de sa préface, mais qui n’a pas laissé d’emprunter de cette préface tant de choses destructives d’elles-mêmes que, en même temps que comme citoyen, j’adhère à cette Constitution, comme citoyen libre de manifester mon opinion, et qui n’ai point renoncé à l’usage du sens commun, à la faculté de comparer les objets, je dis que cette Constitution est inconstitutionnelle et je me moque du secrétaire Cérutti, ce législateur Pangloss qui propose de la déclarer par arrêt ou par un décret la meilleure Constitution possible ; enfin, comme politique, je ne crains pas d’en assigner le terme prochain. Je pense qu’elle est composée d’éléments si destructeurs l’un de l’autre qu’on peut la comparer à une montagne de glace qui serait assise sur le cratère d’un volcan. C’est une nécessité que le brasier fasse fondre et dissiper en fumée les glaces, ou que les glaces éteignent le brasier. »

Or Camille Desmoulins ne cachait point ses craintes que la glace éteignît le brasier. Selon lui, « le démon de l’aristocratie » avait eu, depuis deux ans, une habileté infernale. Renonçant à la lutte corps à corps contre la Révolution, il l’avait paralysée et stupéfiée. Il avait glissé l’inégalité dans toute la constitution ; il avait réservé le droit de vote, le droit de porter les armes, à des privilégiés ; et le peuple s’était laissé dépouiller sans mot dire : « Je les ai appelés citoyens passifs et ils se sont crus morts. »

« Mais c’est Paris qui a fait la Révolution, c’est à Paris qu’il est réservé