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nobles, des prêtres se prolongeait au delà du terme prévu, et les jeunes orateurs de la Législative témoignaient leur colère en paroles véhémentes, qui ôtaient aux esprits le sang-froid ; ils portaient peu à peu dans les questions étrangères, où tant de prudence eût été nécessaire à ce moment, les mêmes habitudes de déclamation passionnée. Isnard s’écriait le 31 octobre, à propos des émigrés :

« Quoique nous ayons détruit la noblesse et les députés, ces vains fantômes épouvantent encore les âmes pusillanimes. Je vous dirai qu’il est temps que ce grand niveau de l’égalité que l’on a placé sur la France libre, prenne enfin son aplomb. Je vous demanderai si c’est en laissant quelques têtes au-dessus des lois que vous persuaderez aux citoyens que vous les avez rendus égaux ; si c’est en pardonnant à tous ceux qui veulent nous enchaîner de nouveau que nous prétendons continuer de vivre libres ; je vous dirai à vous, législateurs, que la foule des citoyens français qui se voit, chaque jour, punie pour avoir commis les moindres fautes, demande enfin à voir expier les grands crimes ; je vous dirai que ce n’est que quand vous aurez fait exécuter cette mesure que l’on croira à l’égalité et que l’anarchie se dissipera. Car ne vous y trompez pas : c’est la longue impunité des criminels qui a fait le peuple bourreau. (Applaudissements.) Oui, la colère du peuple comme celle de Dieu n’est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. (Vifs applaudissements.) Je vous dirai : Si nous voulons vivre libres, il faut que la loi, la loi seule nous gouverne, que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu’aussi inexorable que la mort, lorsqu’elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs, ni les titres. »

Paroles enflammées où Marat reconnaissait avec joie son propre langage : discours « rayonnant de sagesse et brûlant de civisme », dit-il du discours d’Isnard.

Mais aussitôt, c’est du même ton échauffé qu’il parle de l’Europe : « Un orateur vous a dit que l’indulgence est le devoir de la force, que la Russie et la Suède désarment, que l’Angleterre pardonne à notre gloire, que Léopold a devant lui la postérité ; et moi, je crains, Messieurs, je crains qu’un volcan de conspirations ne soit près d’éclater et qu’on ne cherche à nous endormir dans une sécurité funeste. Et moi, je vous dirai que le despotisme et l’aristocratie n’ont ni mort ni sommeil ; et que si la nation s’endormait un instant, elle se réveillerait enchaînée. » (Applaudissements.)

Ce fut un malheur immense pour la Législative et pour le pays qu’il ne se soit trouvé à cette heure, à la Législative même, aucun homme d’un grand sens révolutionnaire qui, tout en animant l’ardeur sacrée de la nation pour la liberté, la mit en garde contre tous les entraînements belliqueux. Ah ! si Mirabeau avait vécu, et vécu libre de toute attache secrète avec la Cour,