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choisir des généraux qui attaquaient eux-mêmes la Constitution, ou d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La Constitution vous laisse-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou pour notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l’Empire ? Non, non ; homme que la générosité des Français n’a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n’avez pas rempli le vœu de la Constitution ; elle est peut-être renversée, mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure ; vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ; vous n’êtes plus rien pour cette Constitution (Applaudissements des tribunes) pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.) »

C’est un prodige de vérité et d’art, de passion et de tactique. L’hypothèse que fait Vergniaud coïncide par tant de traits avec la réalité, que le poids de ce réquisitoire sublime tombe directement sur le roi, à peine atténué et comme détourné par un suprême et presque impossible espoir. Et cependant, en forçant quelques traits, en parlant un moment comme si la Constitution était déjà ruinée, la France déjà envahie et ensanglantée, en allant ainsi au delà de la réalité, Vergniaud semblait dire au roi : « Ce que je vous dis ne s’appliquera entièrement et définitivement à vous que si vous laissez se développer la crise, si vous ne vous retirez pas des chemins toujours plus glissants de trahison. »

Ce discours de Vergniaud enveloppe le roi d’un prodigieux éclair, mais la foudre circulant autour de lui ne le frappe pas à mort ; elle lui accorde un suprême répit. Je ne sais rien de plus beau, de plus émouvant que cet effet à la fois direct, violent et suspensif. L’art infini et la sublime inspiration de l’orateur se marquent, qu’on me pardonne ce détail, jusque dans la structure grammaticale.

C’est une seule phrase qui porte en elle, comme une vaste nuée, ce grondement de foudre et cet éblouissement d’éclairs. Elle est toute entière suspendue à son premier terme qui marque l’hypothèse : « Si tel était le résultat », et ce premier terme d’hypothèse reparaît avant le terrible anathème final : ainsi l’Assemblée ne peut pas oublier un moment que, si voisine de la réalité, si effroyablement vraisemblable que soit la supposition de l’orateur, elle reste pourtant en quelque mesure une supposition. Et pourtant, les développements suspendus à cette hypothèse ont une telle abondance et une telle étendue, une telle force directe, qu’on ne sait plus si