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beaucoup plus à écraser les jacobins qu’à vaincre les Autrichiens. Il rassurait son patriotisme en se disant que l’écrasement des jacobins était la condition absolue de la défaite de l’étranger : mais en cet état d’esprit, il louvoyait, attendait, ajournait.

Par des messages répétés, il avait communiqué ses inquiétudes à Lückner. Celui-ci, vieux routier allemand entré au service de la France, parlant mal le français et débrouillant mal les événements et les intrigues qui tous les jours se compliquaient, cherchait avant tout à ne se compromettre en aucun sens. Il croyait à la force, à la popularité de Lafayette, qui commandait, pas loin de lui, l’armée du Centre. Il ne voulait pourtant pas se lier entièrement à lui : et lorsque, avant de quitter son armée pour aller à Paris, Lafayette envoya son aide de camp Bureau de Puzy prévenir Lückner, quand il fit exposer à Lückner qu’il n’y avait point de danger à ce que, lui, Lafayette, laissât un moment ses troupes, et quand il essaya de l’associer à sa responsabilité, Lückner se déroba. Il répondit, par une lettre très calculée et très habile, qu’il ne pouvait juger à distance des conditions militaires dans lesquelles Lafayette laissait son armée.

Mais, s’il ne voulait pas s’engager à fond avec Lafayette, il ne voulait pas non plus se lier à la Gironde, entrer dans le jeu des démocrates, des révolutionnaires. Or, marcher vigoureusement contre l’armée autrichienne, tenter de révolutionner le Brabant et d’y proclamer les Droits de l’homme, c’était appliquer toute la politique girondine. C’était encourager, exalter les espérances des révolutionnaires de Paris.

Et qu’adviendrait-il de Lückner si, pendant qu’il jouerait ainsi le jeu de la Révolution, la Cour et les modérés triomphaient à Paris ? Il valait mieux attendre, se ménager, et se borner à couvrir la frontière. De là le mouvement de retraite sur Lille, mouvement non pas de trahison caractérisée, mais de précaution sournoise et de calcul hésitant.

Il est très vrai que la Belgique, profondément cléricale, ne se levait pas à l’appel de la Révolution comme l’avait annoncé la présomptueuse Gironde. Mais les éléments révolutionnaires y étaient, malgré tout, nombreux. Fersen le reconnaît lui-même, et ils n’attendaient qu’une victoire décisive sur l’Autriche pour se manifester, pour s’organiser. En tout cas, si l’armée révolutionnaire de la France ne rencontrait pas d’emblée auprès de la population belge l’accueil enthousiaste qu’avait prédit Brissot, elle ne s’y heurtait non plus ni à une résistance marquée, ni même à un mauvais vouloir inquiétant.

L’armée autrichienne n’était pas très forte, et Lückner pouvait rester en Belgique. Il pouvait même continuer son mouvement, à la condition de demander d’importants renforts et de mettre publiquement en jeu la responsabilité de l’Assemblée et des ministres. Il préféra une demi-retraite. Visiblement, c’était l’esprit feuillant qui gouvernait et paralysait l’armée. Les soldats, les officiers dévoués à la Révolution, sentaient bien qu’ils étaient le