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coup de prétendus patriotes, parut remplacer l’amour de la patrie, et cette société même se divisa en deux portions : les partisans des ministres et ceux de la Constitution. Les sociétés patriotiques sont perdues dès qu’une fois elles deviennent une ressource pour l’ambition et pour l’intrigue. Les amis de la liberté et les représentants du peuple ne peuvent faiblir en s’appuyant sur les principes éternels de la justice ; mais ils se trompent aisément lorsqu’ils se reposent de la destinée de la nation sur des ministres passagers. Rappelez-vous qu’il y a plusieurs mois, je professais ici cette doctrine, et prédisais tous ces maux lorsque certains députés laissaient déjà transpirer le projet d’élever leurs créatures au ministère.

« D’ailleurs, lorsqu’on veut mettre le peuple français en mouvement, il faut lui présenter, ce me semble, des motifs dignes de lui. Quels sont les vôtres ? Sont-ce des attentats directs contre la liberté ? Que l’Assemblée nationale les dénonce à la nation entière ; dénoncez-les vous-mêmes à l’Assemblée nationale. Il est digne d’une grande nation de se lever pour défendre sa propre cause, mais il n’y a qu’un peuple esclave qui puisse s’agiter pour la querelle de quelques individus et pour l’intérêt d’un parti. Il importe essentiellement à la liberté elle-même que des représentants du peuple ne puissent être soupçonnés de vouloir bouleverser l’État pour des motifs aussi honteux. Le renvoi des trois ministres suppose-t-il des projets funestes ? Il faut les dévoiler ; il faut les juger avec une sévère impartialité ; tel est le devoir des représentants du peuple. Leur devoir est-il de nous enflammer tantôt pour M. Dumouriez, tantôt pour M. Narbonne, pour M. Clavière, pour M. Rolland, pour M. Servan, tantôt pour, tantôt contre les ministres, et d’attacher le sort de la Révolution à leur disgrâce ou à leur fortune ? Je ne connais que les principes et l’intérêt public ; je ne veux connaître aucun ministre ; je ne me livre point sur parole à l’enthousiasme ou à la fureur, surtout sur la parole de ceux qui se sont déjà trompés plus d’une fois ; qui dans l’espace de huit jours, se contredisent d’une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes hommes. »

C’était d’une perfidie incomparable. Robespierre oubliait que l’avènement ministériel de la Gironde avait, pour la première fois, mis sérieusement en question et en péril le veto du roi, c’est-à-dire la force suprême de la contre-révolution. Il oubliait qu’à ce moment il ne s’agissait point de la querelle de quelques ministres et de l’intérêt de quelques hommes, mais des raisons politiques qui avaient déterminé leur renvoi. C’est parce qu’ils avaient voulu donner réalité et vie aux décrets de l’Assemblée contre les prêtres factieux, c’est parce qu’ils avaient voulu obtenir le rassemblement d’une force révolutionnaire, c’est parce qu’ils avaient averti le roi, presque avec menaces, qu’il devait concourir loyalement aux volontés du Corps législatif, qu’ils étaient congédiés. Là était la véritable bataille, et l’ajourner sous prétexte que le nom ou même l’intrigue de quelques hommes pouvaient y être mêlés, c’était