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livrée. Et si Marat entend par là que c’est la Cour qui a suggéré aux ministres girondins l’idée de convoquer les vingt mille hommes, il se trompe grossièrement.

Robespierre, dans le numéro 5 du Défenseur de la Constitution attaqua, lui aussi, et longuement le projet Servan. Si c’est pour combattre les ennemis du dehors qu’on rassemble ces vingt mille hommes, pourquoi mettre le camp si loin de la frontière ? Et si c’est contre les ennemis du dedans qu’on les réunit, pourquoi ne pas avoir confiance dans le peuple révolutionnaire de Paris ? « Quels sont les brigands que nous avons à craindre ? Les plus dangereux à mon avis, ce sont les ennemis hypocrites du peuple qui trahissent la cause publique et foulent aux pieds les principes de la Constitution ! Ce sont ces intrigants vils et féroces qui cherchent à tout bouleverser, pour dilapider impunément les finances de l’État, pour immoler du même coup à leur ambition et à leur cupidité et la fortune publique et la Constitution même.

« Or, on ne dompte pas de tels ennemis avec une armée. Que dis-je ? elle peut maîtriser un jour le corps législatif lui-même, devenir tôt ou tard l’instrument d’une faction ; elle peut être employée à opprimer, à enchaîner le peuple, à protéger ou à exécuter les proscriptions méditées et déjà commencées contre les plus zélés patriotes qui ne composent avec aucun parti. La voie de l’élection proposée peut prouver les principes civiques du ministère ; mais elle ne fait point disparaître le danger. L’intrigue et l’ignorance peuvent s’emparer de l’urne des scrutins ; surtout dans un temps où toutes les factions s’agitent avec tant de force.

« L’expérience sans doute nous a déjà donné sur ce point des leçons assez multipliées ; elle nous a prouvé encore combien il est facile d’égarer et de séduire ceux qui n’étaient pas corrompus. L’homme faible ou ignorant, et l’homme pervers sont également dangereux ; l’un et l’autre peuvent marcher au même but, sous la bannière de l’intrigue et de la perfidie. Tous ces inconvénients se multiplient quand il s’agit d’un corps armé. L’orgueil de la force et l’esprit de corps sont un double écueil presque inévitable. Rousseau a dit qu’une nation cesse d’être libre dès qu’elle a nommé des représentants. Je suis loin d’accepter ce principe sans restriction… mais je ne crains pas d’affirmer que dès le moment où un peuple désarmé a remis sa force et son salut à des corporations armées, il est esclave.

« Je dis que le pire de tous les despotismes, c’est le gouvernement militaire. Ceux qui ont invoqué le patriotisme des départements pour répondre à ces observations générales et politiques, étaient bien éloignés de l’état de la question ; puisque les dangers dont j’ai parlé sont attachés à la nature même des choses. Qui a rendu plus d’hommages que moi au caractère de la nation française, mais sont-ce les départements qui arriveront tout entiers ? Ce sont des individus que nous ne connaissons point encore ; et dans cette situation