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des suppôts de la tyrannie par les soldats de la liberté, étaient assez penauds. Marat les raillait âprement. On nous avait assuré, dit-il avec sarcasme, « que devant les Droits de l’Homme les boulets de canon eux-mêmes reculeraient ». Et reprenant son antienne de trahison, il engageait les soldats à massacrer les chefs.

La Gironde exaspérée demanda des poursuites contre lui. C’est Lasource qui, en un discours d’une violence extrême, le dénonça à la Législative. Pour colorer un peu ces poursuites contre Marat on décréta en même temps des poursuites contre le journaliste royaliste Royou.

L’Ami du peuple et l’Ami du Roi du Roi furent décrétés le même jour, mais c’était surtout l’Ami du peuple que la Gironde voulait atteindre. Ainsi, dès le début, éclataient l’inconséquence égoïste et la fatuité du parti girondin. Brissot n’avait qu’une excuse en précipitant la guerre ; c’est qu’elle donnât au peuple la force de se débarrasser de tous ses ennemis intérieurs, de rejeter tous les éléments de trahison. C’est Brissot lui-même qui, pressé par les raisonnements de Robespierre, avait dit : « Nous avons besoin de grandes trahisons. » Or, à l’heure même où le soupçon du peuple s’éveillait, au moment où une application de cette politique de défiance et d’extermination était faite par les soldats, la Gironde s’emportait jusqu’au délire.

Mais, dira-t-on, les soldats s’étaient trompés et Dillon n’était pas un traître. Assurément, et la Gironde pouvait avertir de leur erreur les soldats de la Révolution. Mais, espérait-elle, après avoir pour ainsi dire systématiquement affolé la France pour la sauver, que la raison et la sagesse conduiraient tous les mouvements du soupçon déchaîné ? Ou bien avait-elle la prétention de diriger à son gré les soupçons et les colères dans la grande âme orageuse de la Révolution, comme une main divine dirigeant la foudre dans les replis des vastes nuées ? Ces colères, ces indignations de Lasource et des Girondins contre Marat démontrent dès le début que la Gironde est condamnée ; car elle est incapable de faire sa propre politique : qui a déchaîné la guerre, a déchaîné par là même la violence aveugle des passions, et doit ouvrir d’emblée au peuple un large, un inépuisable crédit d’erreur, de colère et d’égarement. Se rebiffer orgueilleusement à la première erreur, croire que tout est perdu parce que le chaos de la guerre, de la force et du hasard ne se débrouille pas comme un écheveau dont on tiendrait tous les fils, c’est un signe de puéril orgueil et de radicale impuissance. Il est certain dès maintenant que, dans les chemins ouverts par la Gironde ce sont d’autres hommes plus résolus, plus logiques, plus attentifs à la spontanéité des forces populaires, qui conduiront la Révolution.

Danton attendait, prêt à saisir de sa forte main les événements. Visiblement, il sentait que son heure était venue, l’heure des vastes remuements un peu troubles que les volontés puissantes et nettes conduisent jusqu’au but. Jusqu’au mois de février 1792, jusqu’au moment où il prit possession de son