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de l’excessivité, de la constance des travaux journaliers, des privations particulières, de l’industrie et des spéculations commerciales qui seraient éteintes par la tyrannie insupportable, impolitique, impossible, du système de l’égalité des fortunes. »

Quel curieux enchaînement ! La bourgeoisie ne peut instituer la souveraineté de la nation et son contrôle sur les affaires publiques sans se heurter aux anciennes classes privilégiées ; elle ne peut les vaincre qu’en les expropriant au moins partiellement et elle ne peut les exproprier sans mettre en cause la propriété elle-même, et voilà que les paroles de Louvet frappent « l’excessivité » des fortunes, de toutes les fortunes ; voilà que dès 1792, la propriété bourgeoise est obligée de se défendre contre la Révolution bourgeoise par les arguments mêmes que plus tard Bastiat opposera aux communistes.

Prouveur, dans la même séance, donne à ses craintes une formule très vigoureuse : « Si une fois on viole le droit de propriété, je voudrais bien qu’on me dise où l’opinion publique s’arrêtera. Rousseau a dit : « L’homme qui le premier fit une palissade autour d’un terrain et dit : « Ceci est à moi ! » fut le premier fondateur des sociétés. » Eh bien ! je dis aussi : « L’homme qui le premier détruirait aujourd’hui les barrières qui constituent les propriétés civiles, serait le destructeur de toute propriété. » Le mot propriété, je dis plus : l’opinion attachée à ce mot, est la voûte de ce grand édifice qui réunit 24 millions d’hommes en corps de nation ; ébranlez cette voûte, l’édifice s’écroule. Il n’y a plus de nation, mais des individus. Je ne pousse pas plus loin cette idée ; chacun peut en tirer les conséquences : elle suffit pour répondre à ce qui a été dit hier sur l’inégalité des fortunes. Pour moi, je sais bien que si j’avais hésité jusqu’ici sur mon opinion, je n’aurais plus eu d’incertitude depuis que l’objection dont je viens de parler a été faite. »

Qu’on remarque bien que, dans la Législative, il n’y a plus de représentants des ordres et, en fait, il n’y a plus de nobles. C’est donc une assemblée exclusivement bourgeoise qui est prise de peur devant les conséquences que pourrait avoir une première atteinte à la propriété, même sous forme féodale. Les intérêts alarmés s’agitaient beaucoup. Tous ceux, nobles ou bourgeois (et ils étaient nombreux), qui possédaient des droits féodaux, multipliaient les brochures, les démarches.

Louvel, dans son discours, trace un curieux tableau de toute cette activité propriétaire : « Je sais. Messieurs, que l’intrigue et l’intérêt personnel qui s’agitent continuellement autour de cette enceinte, n’ont rien négligé pour que cette discussion se présentât d’une manière défavorable à l’opinion que je soutiens : écrits anonymes distribués à plusieurs reprises aux portes de cette salle ; observations injurieuses à votre comité ; lettres sur l’état des finances écrites au président du comité des finances ; pétitions, même à cette barre, tantôt par de prétendus redevables de droits casuels auxquels on a fait demander la conservation de ces droits, tantôt par de soi-disant créanciers