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de la liberté, une flamme de courage et de révolution plus haute que la loi bourgeoise. Ces sentiments s’exaltaient à mesure que les dangers de la France révolutionnaire devenaient plus pressants : et ainsi, quand, en avril 1792, la Révolution déclara la guerre à l’Autriche, quand le grand orage éclata, les prolétaires étaient tous animés à jouer un grand rôle, à conquérir plus de droit politique et social. Tout les y préparait : le souvenir des journées vaillantes de juillet et octobre 1789 où ils sauvèrent la Révolution, le sens des Droits de l’Homme, plus vaste et plus humain que la Constitution de 1791, un premier combat économique contre la bourgeoisie monopoleuse et accapareuse, l’immense déplacement et bouleversement des propriétés qui, sans ébranler le principe même de la propriété bourgeoise, semblait annoncer aux prolétaires la possibilité de nouvelles et vastes transformations, les plans d’universelle culture humaine formés par la philosophie, enfin l’exaltation héroïque de péril librement affronté, que de ressorts dans le peuple ouvrier ! Aux premières épreuves de la guerre il y aura donc, nécessairement, une prodigieuse détente de liberté et d’égalité.

Mallet du Pan exagère lorsqu’il écrit dans le Mercure de France, le 7 avril 1792, que la classe pauvre est maîtresse de la Révolution.

« Jusqu’à nous, dit-il, les dissensions républicaines ayant été à peu près renfermées dans la classe des propriétaires, le cercle de l’ambition populaire n’atteignait pas les classes que leurs travaux, leur pauvreté, leur ignorance excluent naturellement de l’administration, mais ici c’est à ces classes mêmes, fermentées par la lie d’une multitude immense d’hommes pauvres, alliés à la populace, qu’ont été dévolus la formation, l’empire, le gouvernement du nouveau système politique. Du château de Versailles et de l’antichambre des courtisans l’autorité a passé, sans intermédiaire et sans contrepoids, dans les mains des prolétaires et de leurs flatteurs. »

Ce n’est pas vrai, et la bourgeoisie, en avril 1792, garde encore la direction du mouvement révolutionnaire ; la force de la propriété est immense ; mais il est certain aussi que les « prolétaires », commencent à regarder l’avenir, ils commencent à avoir conscience de leur force, de leur droit profond enveloppé encore d’incertitude et d’obscurité ; ils commencent à juger la bourgeoisie elle-même, ils pressentent que si le labeur séculaire des serfs a fait la puissance et la richesse des nobles, il se pourrait bien aussi que dans la richesse et la puissance bourgeoise le peuple eût une large part à revendiquer ; et lorsque Isnard, en janvier 1792, s’écriait en un splendide langage : « le temps n’est plus où l’artisan tremblait devant l’étoffe que sa propre main a tissée », cela était vrai, surtout, de la pourpre des nobles, des prêtres et des rois ; cela était vrai aussi, en quelque mesure, du vêtement éclatant des riches et des puissants de la bourgeoisie nouvelle. C’est donc une société travaillée par bien des forces et où l’espérance prolétarienne croît chaque jour, qui va affronter la grande épreuve de la guerre.