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rieur même de l’État, cherche à s’évader de l’État. Il rêve, pour un avenir lointain, d’un enseignement tout individuel qui serait donné par des hommes libres, n’ayant aucun lien avec l’Église et aucun lien avec le pouvoir. Mais il se rend bien compte que maintenant, l’effacement de la nation ne ferait que laisser un libre jeu à toutes les superstitions et à toutes les tyrannies.

« Il viendra, sans doute, un temps où les sociétés savantes instituées par l’autorité seront superflues et dès lors dangereuses, où même tout établissement public d’instruction deviendra inutile. Ce sera celui où aucune erreur générale ne sera plus à craindre, ou toutes les causes qui appellent l’intérêt ou les préjugés au service des passions auront perdu leur influence ; où les lumières seront répandues avec égalité et sur tous les lieux d’un même territoire et dans toutes les classes d’une même société ; où toutes les sciences et toutes les applications des sciences seront également délivrées du joug de toutes les superstitions et du poison des fausses doctrines, où chaque homme, enfin, trouvera dans ses propres connaissances, dans la rectitude de son esprit, des armes suffisantes pour repousser toutes les ruses de la charlatanerie ; mais ce temps est encore éloigné, notre objet devait être d’en préparer, d’en accélérer l’époque ; et en travaillant à former ces institutions nouvelles, nous avons dû nous occuper sans cesse de hâter l’instant heureux où elles deviendront inutiles. »

Quel magnifique rêve d’individualisme, d’« anarchisme » intellectuel et scientifique ! Plus d’autorité enseignante : ni l’Église, ni l’État, ni corps savants : la vérité jaillissant de tout esprit comme d’une source et revenant à tout esprit comme à un réservoir ; toute intelligence mise en contact immédiat avec le réel, sans qu’aucun voile de superstition, sans qu’aucune tyrannie de gouvernement, sans qu’aucun prestige même de gloire s’interpose entre la pensée libre et l’univers ; la science progressant par son propre ressort et se propageant d’esprit à esprit par sa seule vertu ; toutes les différences de niveau entre les classes abolies, de telle sorte que la vérité ne tombe pas d’un esprit sur un autre avec une force d’écrasement et de contrainte, mais se répande de conscience à conscience par une sorte de communication aisée et douce, sans chute, ni remous, ni écume trouble ; c’est la plus grande vision d’humanité pensante et libre dont un homme ait fait confidence à d’autres hommes.

Et ce sont les paysans accablés hier sous la corvée, le dédain, les ténèbres, ce sont les prolétaires des faubourgs généreux mais incultes, que Condorcet appelle, en ses larges rêves, à la libre communion fraternelle de la science et de la pensée : c’est la philosophie qui se fait toute à tous et qui veut enfin faire de tous les hommes des élus. Quelle grandeur d’espérance et de foi, quel sublime appel aux humbles non pour continuer en résignation religieuse leur humilité sociale, mais pour les élever si haut qu’il n’y ait plus au-dessus d’eux que la vérité !