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paraît bien qu’il dépouille, en effet, l’État, organe de la nation, au profit d’une oligarchie académique qui peut devenir exclusive et intolérante. Le point d’équilibre en cette question est difficile à fixer. Et deux pensées animaient Condorcet. D’abord, il ne savait pas seulement les sciences, il savait aussi l’histoire des sciences ; il connaissait leur évolution, leurs luttes incessantes contre les puissances d’oppression et de ténèbres, et il ne voulait pas que l’intérêt d’une institution politique éphémère, en sa forme précise, comme toute institution, pût contrarier un moment l’éternel mouvement de la pensée. Et en second lieu, au point où en était la Révolution en 1792, ce n’était plus l’enseignement de l’Église que la Révolution avait à craindre, les Congrégations étant dissoutes et l’Église étant soumise à la loi de l’élection populaire. Mais elle pouvait craindre que le pouvoir exécutif royal, abusant de la prérogative redoutable que lui conférait la Constitution, cherchât à immobiliser les esprits, à imposer, par exemple comme un dogme immuable le veto, ou la royauté elle-même. Et comment le grand philosophe pouvait-il accepter que la Constitution fût présentée aux enfants comme un monument achevé, à l’heure même où les démocrates songeaient à changer la Constitution ? Condorcet devait formuler son projet d’enseignement à l’heure même où la Révolution a l’inquiet pressentiment des transformations prochaines. De là, dans le plan de Condorcet, le souci dominant de réserver avant tout la liberté de la critique, la faculté indéfinie d’expansion de la pensée humaine, la fluidité éternelle des idées et des faits.

« Ni la Constitution française, dit Condorcet avec force, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe des citoyens comme des tables descendues du ciel qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : « Cette Déclaration des Droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie, ne sont que le développement de ces principes simples dictés par la nature et la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à apprendre l’éternelle vérité ; tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. »

Admirable idéalisme qui met d’abord dans l’esprit lui-même la servitude ou la liberté selon qu’il est capable ou incapable de se justifier à lui-même sa croyance.

Admirable idéalisme qui applique la critique de la raison à la raison