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vie. Qu’auront à faire avec « le système moral » les admirables tableaux du camp des barbares peints par Chateaubriand, et qui voudrait les effacer ? En outre, il est factice de ramener le drame de l’histoire à la lutte du bien et du mal, des bienfaiteurs ou des malfaiteurs de l’humanité. L’humanité sort lentement du chaos des passions animales, et la force fut souvent nécessaire à dompter et à discipliner la force ; les concepts de moralité douce et de droit, empruntés aux époques récentes de la vie humaine, ne peuvent être appliqués au passé, à tout le passé, sans lui faire subir une terrible déformation. Et comment prendre conseil, pour les temps nouveaux, même des exemples de bonté, d’humanité, que peuvent fournir les temps lointains ? C’est dans des conditions toutes différentes que s’exerce notre action ; ainsi des profondeurs du temps un grand souffle d’enthousiasme et de fierté peut venir jusqu’à nous, mais c’est un souffle incertain et errant qui fait palpiter nos voiles, et qui ne les guide pas. Enfin, ce n’est pas la seule action des hommes qui détermine l’histoire : les institutions ont leur logique, les climats leur nécessité, les vastes chocs des peuples et des races leur contre-coup inévitable ; et Talleyrand oublie de façon étrange l’Essai sur les mœurs de Voltaire, et l’Esprit des lois de Montesquieu. Mais, malgré tout, cette conception morale et révolutionnaire de l’histoire fut féconde. À se passionner ainsi, non plus pour la gloire des chefs, mais pour la souffrance des peuples, l’historien est invinciblement conduit à étudier de près les conditions successives de la vie humaine, les mœurs, les institutions ; et la force de la passion morale suscite la vie et la couleur. Tous les grands historiens français du xixe siècle, même ceux qui ont été surtout des peintres et des poètes, ont fait de l’histoire un système moral et politique. Augustin Thierry, qui ranima les couleurs des temps barbares, conçut en même temps l’histoire comme la lente croissance et l’avènement du Tiers-État. Michelet s’identifia à l’âme même de la France conçue par lui comme une force continue et une qui allait passionnément vers la liberté. Ainsi, l’histoire selon la Révolution, malgré son idéalisme moral un peu abstrait, portait un principe de passion d’où les développements les plus riches allaient jaillir, et les multitudes mortes allaient être appelées à la vie par la même force, par la même flamme qui appelait les multitudes vivantes à la liberté.

Le rapport de Talleyrand est le magnifique testament intellectuel légué par la Constituante à la Législative. La Constituante n’eut pas le temps de le discuter, mais elle l’acclama ; et elle décida qu’il serait distribué aux membres de la nouvelle Assemblée. C’est Condorcet qui des mains de Talleyrand reçut le flambeau, et la flamme soudain se fit plus large encore et plus haute. Du rapport de Talleyrand lu à la Constituante en septembre 1791 au rapport de Condorcet lu à la Législative en avril 1792, l’écart mesure les progrès rapides de la Révolution, de la démocratie et de la pensée libre.

Comme Talleyrand, Condorcet veut que l’instruction soit universelle,