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pas. Car d’abord Talleyrand s’émeut des risques de complication que la Révolution fait courir à la langue. Bien loin qu’elle soit le bûcheron qui de sa cognée abat les branches luxuriantes, il a peur qu’elle greffe sur le même mot, peuple, démocratie, liberté, souveraineté, trop de sens variés et de provenance inquiétante. Il a peur que dans l’enceinte du même mot se pressent et se mêlent les significations bourgeoises, légales, constitutionnelles, et les significations populaires, démocratiques, démagogiques, anarchiques. Ainsi la Révolution est si peu un principe d’appauvrissement que la bourgeoisie révolutionnaire craint d’être dépassée, débordée par la vie complexe et mouvante des mots comme par la vie mouvante et mêlée du peuple lui-même. C’est contre un excès de richesse révolutionnaire et de luxuriance démocratique que Talleyrand prend des précautions.

D’ailleurs, s’il lui paraît que le vocabulaire politique doit être rigoureusement déterminé, il a le sentiment aussi que la Révolution animée de toutes les forces de la vie nationale, doit ressusciter bien des mots populaires et libres que la sécheresse classique avait écartés ; par là il est romantique, si l’on me permet d’anticiper ainsi sur les mots. Il est romantique aussi quand il veut ouvrir la langue française à l’action des autres langues modernes, quand il veut l’enrichir de toute la substance des idiomes vigoureux, de toutes les images des peuples forts.

« Notre langue, dit-il (et c’est pour lui une proposition fondamentale dont il souligne lui-même l’expression), a perdu un grand nombre de mots énergiques qu’un goût, plutôt faible que délicat, a proscrits : il faut les lui rendre ! les langues anciennes et quelques-unes d’entre les modernes sont riches d’expressions fortes, de tournures hardies qui conviennent parfaitement à nos nouvelles mœurs ; il faut s’en emparer ; la langue française est embarrassée de mots louches et synonimiques, de constructions timides et traînantes, de locutions oiseuses et serviles ; il faut l’en affranchir. »

C’est tout le programme linguistique de Hugo. Les Constituants voulaient fermer le lexique et la syntaxe de la Révolution à Robespierre qui leur paraissait déformer le sens des mots et y glisser d’équivoques amorces pour la foule. Mais ils appelaient à eux Homère, Lucrèce, Tacite, Rabelais, Montaigne, Shakespeare, Schiller, Goethe et Klopstock, et pour l’immense renouvellement de la vie ils demandaient à toutes les langues et à tous les temps des couleurs et des images.

Le romantisme a son principe dans la Révolution, et, après une passagère méprise, il y reconnut son origine profonde. Ce n’est pas une langue décolorée et éteinte qui pouvait traduire, même après l’orage, les passions et les rêves d’une société si prodigieusement remuée. Et si Talleyrand voulait, pour la conduite des sociétés humaines, une langue admirablement précise et exacte, il comprenait bien aussi que, même dans les limites de la Constitution, la chaleur toute nouvelle de la vie appelait des mots ardents et forts