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gage simple, fier et rapide ; car là où la pensée est libre, la langue doit devenir prompte et franche, et la pudeur seule a le droit d’y conserver ses voiles. »

« Qu’on ne nous accuse pas ici de vouloir calomnier une langue qui, dans son état actuel s’est immortalisée par des chefs-d’œuvre. Sans doute que partout les hommes de génie ont subjugué les idiomes les plus rebelles, ou plutôt partout ils ont su se créer un idiome à part ; mais il a fallu tout le courage, toute l’audace de leur talent, et la langue usuelle n’en a point moins conservé parmi nous l’empreinte de notre faiblesse et de nos préjugés. Il est juste, il est constitutionnel que ce ne soit plus désormais le privilège de quelques hommes extraordinaires de la parler dignement ; que la raison la plus commune ait aussi le droit et la facilité de s’énoncer avec noblesse ; que la langue française s’épure à tel point qu’on ne puisse plus désormais prétendre à l’éloquence sans idées ; qu’en un mot elle reçoive pour tous un nouveau caractère et se retrempe en quelque sorte dans la liberté et dans l’égalité. C’est vers ce but non moins philosophique que national que doit se porter une partie des travaux des nouveaux instituteurs. »

Quel singulier mélange de vues audacieuses ou grandes et de naïvetés, de restrictions bourgeoises et de générosité humaine ! Talleyrand a compris avec profondeur qu’une révolution politique et sociale s’étendait à tout et que la langue même en était révolutionnée.

Et ce rêve d’une langue de clarté, de vérité, d’universelle et facile noblesse, qui avertisse d’emblée tous les esprits et les hausse doucement à une dignité commune, est un des plus beaux qui aient été faits par une société humaine.

Mais quelle part d’enfantillage et de chimère ! et comment Talleyrand ne voit-il pas que les mots les mieux définis, les mieux déterminés, seront bouleversés par la violence des passions et la lutte des intérêts, tant qu’il y aura, en effet, dans une société, des groupes d’intérêts violemment antagoniques !

Il est vain d’espérer pour les mots la clarté, la sincérité, la sérénité, si dans la vie même des hommes il y a désordre, haine et conflit. À l’heure même où j’écris, et où je commente ces grandes pensées de la bourgeoisie révolutionnaire, les mots décisifs de la société humaine issue de la Révolution, les mots de justice, de liberté, ont des sens de classe : par la liberté, le capitalisme entend la force d’expansion illimitée du capital ; le prolétariat entend l’abolition du capitalisme. Pour les uns, le mot justice contient le dividende, et pour les autres, il l’exclut.

C’est à un dictionnaire en partie double où, sous le même vocable, se heurtent à l’infini les significations réelles, les interprétations sociales des mots, qu’aboutit ce magnifique espoir d’un idiome apaisant par la vertu de la lumière. Les choses aujourd’hui passent devant les mots comme des hommes qui se battent devant un miroir : il réfléchit les ombres furieuses et il ne les réconcilie pas.