Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tenus de faire à la nation tous les payements, ainsi et de la manière qu’ils auront été déterminés par l’arrêté du directoire de district. La nation, à son tour, sera obligée aux mêmes payements envers les ci-devant seigneurs. »

La combinaison est tout à fait ingénieuse pour maintenir au profit des ci-devant seigneurs les effets utiles de la féodalité en donnant aux obligations féodales la forme d’un contrat moderne. C’était, si je puis dire, une nationalisation bourgeoise du régime féodal, l’incorporation définitive à l’État moderne des obligations et redevances que la féodalité comportait. Dorliac pouvait dire qu’en ce sens il continuait l’œuvre de la Constituante : car, lorsque celle-ci avait déclaré rachetables tous les droits féodaux, elle avait prétendu en continuer l’effet utile, mais sous une forme nouvelle et en substituant une obligation purement pécuniaire à l’ancienne obligation féodale. Puisque la nation était intervenue pour moderniser les obligations anciennes, elle pouvait aller plus loin et se substituer à toutes les charges et à tous les droits pour faire disparaître l’ancien lien personnel des ci-devant seigneurs et des ci-devant tenanciers.

Il n’était plus possible le lendemain de demander l’abolition des droits féodaux puisqu’il n’y avait plus de rapports féodaux : il faudrait demander l’abolition de créances de l’État, et cela était bien difficile.

Ainsi, sous le couvert de l’État moderne et par ses mains, les ci-devant seigneurs auraient continué à percevoir indéfiniment les redevances paysannes ; et le projet de Dorliac aboutissait à faire de l’État au profit des seigneurs le grand percepteur, le grand collecteur des anciens droits féodaux, des redevances paysannes. Grand avantage et sérieuse garantie pour les seigneurs ! mais grand péril pour l’État nouveau, pour la France révolutionnaire ! Car c’est contre l’État de la Révolution substitué aux tyrans féodaux qu’allaient s’élever les colères des campagnes : c’est la France révolutionnaire qui allait hériter de toutes les haines provoquées par le régime féodal. Et le projet de Dorliac avait beau prévoir la faculté de rachat, comme il serait aussi malaisé aux paysans de se racheter aux mains de l’État qu’aux mains de leur ci-devant seigneur, c’est à un antagonisme permanent, c’est à un conflit annuel entre l’État révolutionnaire et le paysan qu’aboutissait le projet de Dorliac.

Il faut que la peur de toucher ou de paraître toucher à la propriété ait été bien grande dans l’esprit des juristes révolutionnaires pour qu’ils aient songé à sauver ce qu’il y avait de propriété dans le système féodal par des combinaisons aussi dangereuses, aussi funestes à la Révolution elle-même.

La Législative sentit le danger, et ce n’est pas dans la voie que lui indiquait Dorliac qu’elle s’engagea. Mais elle hésita beaucoup aussi à suivre le Comité féodal qui lui paraissait sacrifier trop légèrement le droit de propriété enveloppé dans la convention ou la coutume féodale.

Cette hésitation est d’autant plus frappante que, en avril 1792, la Législative déclarait la guerre à l’Empereur d’Autriche. Elle avait donc besoin de