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pour que la propriété elle-même, cessant d’être un privilège, se confonde pour ainsi dire avec l’humanité ! Il semble considérer que « la misère » du peuple est la condition de son désintéressement. Et on dirait qu’il applique à la Révolution le mot de l’Évangile : « Les pauvres seuls entreront dans le royaume de Dieu ! »

Faut-il donc décourager l’humanité de chercher la richesse, c’est-à-dire de multiplier ses prises sur la nature et la vie ? Robespierre ne l’ose pas directement, mais il surveille la montée des richesses d’un regard inquiet comme la crue d’un fleuve menaçant.

Faut-il décourager le peuple de prétendre à la richesse devenue enfin commune et humaine ? On ne sait ; et Robespierre semble s’arrêter à une société aigre et morose où la richesse croissante des uns ne sera pas abolie, mais contrôlée et équilibrée par le pouvoir politique d’une masse défiante et pauvre.

Il y a, dans toute la pensée de Robespierre, comme dans celle de Jean-Jacques, un mélange trouble et amer de démocratie et de christianisme restrictif. Son idéal exclut à la fois le communisme et la richesse, mais celle-ci est tolérée en fait comme une fâcheuse nécessité.

C’était fausser et comprimer tous les ressorts. C’était arrêter l’élan des classes possédantes vers la grande fortune et la grande action. C’était arrêter l’élan du peuple vers l’entière justice sociale. Il y a, dans la pensée de Robespierre, un singulier mélange d’optimisme et de pessimisme : optimisme en ce qui touche la valeur morale du peuple, pessimisme en ce qui touche l’organisation égalitaire de la propriété. Il n’est pas vrai que les pauvres, les souffrants, les dépendants soient protégés par leur faiblesse même et leur misère, contre l’égoïsme et la dépravation. D’abord, ils ont trop souvent la paresse d’esprit et de cœur qui s’accommode à la servitude, la passivité, ou même le dédain pour les généreux efforts d’émancipation. Et, trop souvent aussi, ils sont à la merci des faveurs inégales que répandent les privilégiés pour diviser ceux qu’ils oppriment.

Il y a je ne sais quelle combinaison désagréable de flagornerie et de rouerie à dire au peuple : « Tu es vertueux parce que tu es faible, tu es désintéressé parce que tu es pauvre, tu es pur parce que tu es impuissant », et à le consoler ainsi de la misère éternelle par l’éternelle vertu. Rétablir la balance sociale en mettant tout le vice du côté de la richesse, toute la vertu du côté de la pauvreté, c’est une illusion ou un mensonge, une naïveté ou un calcul.

Cessez d’envier ceux qui possèdent parce que vous possédez plus qu’eux les trésors de l’âme : c’est une transposition intolérable de l’Évangile aux sociétés modernes, que cette sorte de pharisaïsme à la fois démagogique et conservateur détournerait de leur voie.