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fléau de la stérilité, et alors ce doit être un malheur commun supporté par tous, et non pas uniquement par la classe laborieuse. »

Cette grande erreur, c’est évidemment l’appropriation individuelle du sol. Dolivier et les pétitionnaires ne s’expliquent pas clairement, mais ils semblent attendre le jour prochain où ils pourront, sans scandale et sans péril, communiquer leur rêve à la Révolution plus hardie. Était-ce le communisme foncier ? Était-ce une loi de répartition des terres qui, en fait, aurait assuré à tous les hommes propriété et subsistance ? Nous l’ignorons, mais on devine qu’en bien des esprits tressaille le germe encore à demi caché de pensées audacieuses. On comprend aussi que sous ces ambiguïtés et ces réticences la contre-révolution ait dénoncé des projets de loi agraire. Aussi bien, Dolivier lui-même, par une très importante note annexée à la pétition, se découvre un peu plus.

« Commençons, dit-il, par être intimement convaincus qu’il est contre tout droit naturel que des fainéants, qui n’ont rien fait pour mériter l’aisance dont ils jouissent, soient à l’abri de toute espèce de disette, et que le pauvre laborieux, que le cultivateur ouvrier soient à la merci de tous les accidents et portent seuls tous les malheurs de la disette. Ce sentiment une fois bien avéré, et qui est-ce, si ce n’est les égoïstes aisés, qui ne le retrouve dans son âme ? je prétends que dans les circonstances calamiteuses l’argent ne doit pas être un moyen suffisant pour s’exempter d’en souffrir. Il est révoltant que l’homme riche et tout ce qui l’entoure, gens, chiens et chevaux, ne manquent de rien dans leur oisiveté, et que ce qui ne gagne sa vie qu’à force de travail, hommes et bêtes, succombe sous le double fardeau de la peine et du jeûne. Je prétends donc que dans ces circonstances, la denrée alimentaire ne doit pas être abandonnée à une liberté indéfinie qui sert si mal le pauvre, mais qu’elle doit être tellement dispensée que chacun se ressente du fléau de la nature, et que nul n’en soit accablé, surtout l’homme qui le mérite le moins. Ainsi la taxe du blé, contre laquelle on se récrie tant et que l’on regarde comme un attentat au droit commun, me paraît à moi, dans le cas dont je parle, exigée par ce même droit commun dans une mesure proportionnelle. On taxait naguère la viande chez le boucher, le pain chez le boulanger (et il est à croire qu’on les taxerait encore s’ils abusaient trop de la nécessité publique), pourquoi ne taxerait-on pas à plus forte raison le blé dans les marchés ? On oppose le droit sacré de la propriété, mais d’abord ce droit était le même pour le boucher et le boulanger, et ils étaient aussi incontestablement propriétaires de leur marchandise que tout autre l’est de la sienne. Dira-t-on pour cela que l’on violait le droit de la propriété à leur égard ? En second lieu, quelle idée se fait-on de la propriété, je parle de la foncière ? Il faut avouer qu’on a bien peu raisonné jusqu’ici et que ce qu’on a dit porte sur de bien fausses notions. Il semble qu’on ait craint d’entrer dans cette matière ; on s’est bien vite hâté de la couvrir d’un voile mystérieux et sacré,