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tour piquant donné à l’éternelle déclamation morale contre les richesses et les dangers de l’inégalité.

Les souvenirs de la Grèce et de Rome, des lois de Solon ou de celles des Gracques ne pouvaient agir sur la masse et n’agissaient pas sur les esprits cultivés qui, malgré leur phraséologie antique, savaient la différence des temps et des civilisations. Le seul chez qui la loi agraire se manifeste avec quelque force de vie, c’est Rétif de la Bretonne. Elle y est exposée, dans la Paysanne pervertie, par une sorte de Caliban de mauvais lieu, par un souteneur qui, en un rêve bizarre, puéril et fangeux, mêle des idées de débauche et d’ignoble richesse à des projets de réforme souvent baroques et de philanthropie. Mais, du moins, ce n’est pas là une froide abstraction ou une formule d’école : c’est comme un besoin crapuleux de bienfaisance et de gloriole, un étrange pressentiment révolutionnaire dans un bouge d’infamie, un ruisseau ignominieux dont les ordures sont soulevées par une pluie d’orage. On dirait une création d’un Balzac immonde, une sorte de Rastignac de maison de passe ou un Vautrin qui aurait roulé au-dessous de lui-même après la mort de celui qui ennoblissait ses vices et ses crimes. « Le premier point sera de nous enrichir. Nous aurons déjà une fortune considérable par nos femmes, mais il faudra la doubler, et pour y parvenir… Mais je te dirai ça de bouche… Est-ce donc pour thésauriser que je demande encore que nous nous enrichissions ?

« Non, non, c’est pour pouvoir beaucoup ! Tout le bien et tout le mal que nous voudrons ! L’argent est le nerf universel… Ces richesses acquises, et nous montés au grade que nous espérons, c’est alors que, dussions-nous culbuter, il faudra tout employer pour anéantir la superstition. Et d’abord cette infamie des moines… Nous empêcherons tous les ordres sans exception de recevoir des novices, nous rendrons propriétaires tous ceux qui travaillent pour eux, et par là nous ferons la félicité des peuples… Oui, mon cher Edmond, le genre humain se décrépite, et rien n’est plus facile à voir. Il faut une révolution physique et morale pour le rajeunir ; encore, je ne sais pas si la révolution morale suffirait ; peut-être le bouleversement entier du globe est-il nécessaire. Notre grand but sera donc de faire régner la philosophie et de l’établir partout. Nous travaillerons à diminuer toutes les fortunes immenses et à augmenter celles des paysans en les rendant peu à peu propriétaires. Pour cela, nous mettrons en vogue une galanterie qui tiendra de la débauche et nous tâcherons, autant qu’il sera en nous, de ruiner les seigneurs, afin de les obliger à vendre ; nous démembrerons les grands fiefs, et nous ferons en sorte que les adjudications s’en fassent partiellement. »

Bizarre vision, où à côté de détails puérils apparaissent plusieurs traits de ce que sera l’opération révolutionnaire, mais plus marqués d’esprit populaire et de démocratie ! Qu’est-ce à dire, et les rêves du Ruy Blas de lupanar imaginé par Rétif ont-ils contribué à former la conscience révolutionnaire et