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même de leur modération qui avait favorisé la naissance incertaine du mouvement, distingués par une haine particulière : voilà ce qui attendait, si la Révolution faiblissait un moment dans sa marche, ceux que Mallet-du-Pan voulait rallier par l’épouvante. La peur même travaillait à cette heure pour la Révolution.

Aussi bien, Mallet-du-Pan lui-même l’a senti, et il constate avec désespoir les divisions irréductibles de ceux qu’il aurait voulu coaliser en un bloc de résistance : « Toute surprise cesse, écrit-il en avril, à la vue des scandaleuses divisions qui partagent ceux qui ont tout perdu et ceux qui ont tout à perdre, lorsque investies de toutes parts par un ennemi maître des brèches faites au gouvernement monarchique, à la propriété, à l’ordre public, à l’ordre social, à la sûreté générale, aux principes conservateurs de tous les intérêts, on voit les différentes classes propriétaires de la société se réjouir de leurs désastres réciproques ; lorsqu’on est témoin de leurs haines, de leurs débats, de leurs conflits d’opinion politique. Pendant que la France court à sa dissolution, pendant que la République s’effectue, les mécontents disputent sur la meilleure forme de gouvernement possible, sur deux Chambres et sur trois, sur le régime de la monarchie sous Charlemagne et sous Philippe le Bel ; sur ce qu’il faut rendre ou retenir des destructions opérées depuis trois mois. »

C’était donc une chimère de s’imaginer qu’à un signal de peur la bourgeoisie, même modérée, allait se replier vers les hommes et les choses de l’ancien régime. Dans une société où la propriété est homogène, où elle répond à la même période de l’évolution économique et se réclame des mêmes principes, il est possible de former une coalition, une ligue des propriétaires.

Dans les temps de révolution sociale, et quand les titres mêmes de la propriété sont en discussion, le fait que des hommes sont « propriétaires », peut les animer l’un contre l’autre, s’ils ne le sont pas en vertu des mêmes principes et dans le même sens. La tentative conservatrice et propriétaire de 1792 était donc prématurée.

Mais, si les alarmes ainsi répandues ne pouvaient provoquer un mouvement sérieux de contre-révolution, elles pouvaient du moins créer une sorte de malaise, et il est certain par l’insistance même avec laquelle les hommes de la Révolution combattent dès cette époque « la loi agraire », toute idée d’un partage des terres et conséquemment des fortunes, qu’ils craignent ou que le pays puisse avoir peur de ce « fantôme », ou même que ce fantôme prenne corps. Les hommes de l’ancien régime essayaient d’effrayer le pays en disant que la loi agraire était le terme logique de la Révolution, et il est possible que, dès 1792, quelques obscures velléités en ce sens se dessinent en plus d’un esprit. L’idée de la loi agraire avait peu de racines dans la philosophie politique et sociale du xviiie siècle. Chez les écrivains mêmes qui avaient parlé d’une distribution et réglementation des fortunes, ce n’était guère qu’un