Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/348

Cette page a été validée par deux contributeurs.

monarchique, caution de tous les autres privilèges. Appuyer la contre-révolution sur la propriété, c’était lui donner une base disloquée : les propriétaires ne formeront une classe que lorsque la propriété bourgeoise ayant vaincu et éliminé la propriété d’ancien régime, deviendra tout naturellement le centre de tous les intérêts. Cette coalition des propriétaires, rêvée en 1792 par Mallet-du-Pan, bien loin de pouvoir arrêter la Révolution, supposait au contraire la victoire complète de la Révolution.

En vain essaie-t-il de créer artificiellement par la peur une entente que la nature des choses ne permettait pas à ce moment. D’abord, les désordres qu’il énumère sont partiels, ils ne sont pas assez étendus et assez persistants pour provoquer une panique. Et puis, la bourgeoisie révolutionnaire, même la plus prudente, même la plus timorée, n’avait pas besoin de réfléchir longuement pour comprendre que le péril le plus grave était pour elle dans la contre-révolution. Celle-ci avait une conception générale de la société, un système politique et social lié : c’est le système qui, il y a deux ans à peine, dominait et façonnait toutes les institutions de la France. C’est le système qui, en ce moment même, dominait et façonnait presque toute l’Europe. Le restituer ne semblait donc pas une entreprise impossible ni même malaisée. Au contraire, les mouvements d’ouvriers dans les faubourgs de Paris contre les accapareurs de sucre, les mouvements des paysans taxant les denrées sur quelques marchés ne se rattachaient pas à une conception sociale essentiellement différente de la conception bourgeoise. Il suffisait donc pour être à l’abri de ce côté, de refouler quelques « séditieux » et la bourgeoisie révolutionnaire savait qu’elle en avait la force.

Au 14 juillet, à la fuite de Varennes, au Champ de Mars, elle avait ou discipliné ou foudroyé sans effort les agitateurs populaires ou ceux qu’on appelait « les brigands ». Même les paysans qui taxaient les denrées, et dont beaucoup étaient de petits propriétaires, n’auraient pas toléré qu’un partage général des terres parût menacer leur petit domaine, ou qu’une organisation communale prétendît l’englober et l’absorber. Et les ouvriers des villes ou les pauvres vignerons s’offraient au besoin à la bourgeoisie révolutionnaire pour contenir ou réprimer les soulèvements paysans. De ce côté donc elle avait peu à craindre, et même au plus fort de la tempête, même au plus fort de la Terreur, que seront les vexations ou les périls qu’aura à subir la bourgeoisie modérée, à côté des ruines sanglantes qu’auraient accumulées sur elle les princes et les émigrés rentrant victorieux en 1792 ? Les ventes de biens nationaux cassées, le domaine d’Église reconstitué, les porteurs d’assignats ruinés, les « patriotes » massacrés en chaque commune par les valets des nobles ou par les clients fanatiques des prêtres, tout l’ancien régime revenant comme une vaste meute irritée et donnant la chasse aux révolutionnaires ; les hommes les plus modérés de la Révolution confondus dans cette répression sauvage avec les démocrates les plus exaltés, ou peut-être, à raison