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de fil de laiton (toutes les matières premières se faisant rares à cette date) ils avaient dû suspendre leur travail quelques jours, mais ils disaient : « Pour la Révolution, quand même ! » et ils couraient refouler les bandes paysannes dont ils craignaient qu’elles fussent poussées par « la main invisible » de la contre-révolution. Mais qu’auraient dit ces ouvriers de l’Aigle si les paysans avaient su leur répondre ? « Nous ne faisons que suivre le mouvement de vos frères de Paris… Comme eux, nous luttons contre les accapareurs, contre les égoïstes qui détournent à leur profit la Révolution. » Mais les pensées paysannes étaient incertaines et confuses et d’un égoïsme un peu court.

Pourtant, et ceci a un haut intérêt historique, c’est la préparation populaire, c’est la première application spontanée des lois futures sur le maximum. Et on comprend à la réflexion que jamais même l’audacieuse Convention n’aurait pu ou n’aurait osé régler le prix de toutes les denrées en France, si cette entreprise formidable n’avait été préparée à la fois par le mouvement des sections de Paris et par les soulèvements des paysans durant l’année 1792.

À Verneuil, les paysans taxent le blé, le pain, le beurre, les œufs, le bois et le fer. Mais, cela va plus loin. Ils comprennent qu’à taxer ainsi les denrées, s’ils frappent les gros fermiers, ils risquent de mécontenter aussi les petits fermiers. De plus, les gros fermiers eux-mêmes peuvent alléguer qu’à raison de la hausse des denrées leur fermage aussi a été accru. Quelle réponse ? une seule : reviser les baux, et selon le rapport du directoire d’Évreux, les paysans « après avoir, disent-ils, établi une police générale des prix, doivent parcourir les campagnes, se faire représenter les baux des fermiers, faire réduction dans le prix, et menacer ensuite les propriétaires de les piller ». Il est clair qu’il s’agit là de menaces conditionnelles ; c’est seulement si les propriétaires refusaient la diminution des baux qu’ils seraient pillés, et il paraît infiniment probable que les petits fermiers étaient dans le jeu : ils se faisaient forcer la main pour une réduction des baux.

Ainsi il y a, en ces régions, tout un frémissement de la vie paysanne compliquée et enchevêtrée. Oh ! comme Taine, cet idéologue mal informé et peu consciencieux, a simplifié et brutalisé tout cela ! Comme il a donné un faux air de bestialité déchaînée à la subtilité paysanne aiguisée encore par la Révolution ! Et comme ses formules sont grossières et pauvres à côté de ces vastes et fines fermentations !

De tous ces mouvements, les autorités administratives, après le premier moment de surprise, avaient d’ailleurs aisément raison, et le plus souvent sans effusion de sang. La bourgeoisie révolutionnaire disait aux paysans avec tant de force et un tel accent de sincérité qu’ils allaient, par l’anarchie, ramener l’ancien régime, que les « séditieux » étonnés et confus se laissaient bientôt arrêter sans résistance.

La question des biens des émigrés ajoutait beaucoup dans les campagnes à l’excitation. Elle s’était déjà posée plusieurs fois à l’Assemblée constituante