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municipaux séduits ou entraînés. Les directoires de département, les rapporteurs à la Législative insistent sur cette discipline avec une arrière-pensée évidente. Les révolutionnaires bourgeois aimeraient bien, pour se rassurer, croire que les paysans obéissent à un mot d’ordre secret des contre-révolutionnaires, et qu’il y a là une intrigue de l’ancien régime, non le prodrome d’un vaste soulèvement social. Aussi les administrateurs du district d’Évreux écrivent que les « séditieux » ont forcé les régisseurs de la forge de Louche à signer un traité « que la réflexion et une connaissance exacte du commerce des fers ont dicté ». L’insinuation est claire. Les paysans, les cultivateurs sont supposés incapables de conclure un traité aussi précis, s’il n’y a pas un inspirateur subtil et habile du mouvement.

Tardiveau, au nom de la commission des Douze, résumant les rapports qui lui sont adressés de l’Eure, dit, le 13 mars : « Depuis plus de trois mois, une foule de gens sans aveu, robustes, vigoureux, mal vêtus, mais cependant ne mendiant jamais, parcouraient les différents districts de ce département pendant tout l’hiver. Ayant travaillé à séduire l’esprit simple et crédule des habitants, ils y sont parvenus en leur persuadant qu’ils avaient le droit comme le pouvoir de faire taxer le pain, comme toutes les autres denrées commerciales. »

Ils étaient pauvres et sans aveu, mais ne mendiaient pas. Donc ils vivaient de subsides secrets fournis sans doute par les ennemis de la Révolution, pour créer une agitation effrayante. Voilà la conclusion que sous-entend Tardiveau. Mais cela paraît tout à fait arbitraire. Il serait malaisé d’expliquer, par de simples manœuvres et suggestions contre-révolutionnaires, ces vastes rassemblements de huit mille, dix mille, quinze mille cultivateurs et journaliers. C’est une force spontanée qui les mettait en mouvement.

D’ailleurs si la contre-révolution avait sournoisement provoqué ce mouvement des foules paysannes, elle aurait eu intérêt à les pousser aux extrêmes violences, au pillage, à l’incendie, au meurtre. Au contraire, les agents de propagande s’abstenaient même de mendier. Ce n’est donc ni un mouvement soudoyé et artificiel, ni une révolte exaspérée du prolétariat mendiant, du prolétariat errant. Les paysans avaient horreur des vagabonds ; et c’est pour ne pas les effrayer que les organisateurs du mouvement, même les plus pauvres, s’abstiennent de tendre la main.

Ces pays de gros fermages, où il y a peu de chaumières dispersées et où la population rurale est ramassée dans d’assez gros villages, sont assez favorables aux manifestations collectives et réglées. Tantôt les paysans décidaient les municipalités des paroisses à marcher à leur tête : ils légalisaient ainsi ou s’imaginaient légaliser leur action ; et quand les municipalités résistaient, ils en créaient d’autres, tout comme le peuple de Paris créera, au 10 août, une commune révolutionnaire. Ils désignaient ce que le rapport de Tardiveau