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très sévère pour les « séditieux », et qui demande « qu’une trop longue indulgence cesse d’enhardir de mauvais citoyens », reconnaît pourtant qu’ils ont à se plaindre des grands acheteurs parisiens :

« L’opinion exprimée par la commission sur la cause de l’insurrection des ouvriers des ports paraît la faire dériver :

« 1o De l’indifférence trop grande du commerce de Paris sur la réclamation des ouvriers des ports, et de la lenteur de ses décisions lorsqu’il s’agit de prononcer sur des demandes en augmentation de salaires. »

Mais ce qui éclate dans le récit du directoire, c’est l’esprit de fraternité étroitement bourgeoise et de solidarité conservatrice qui animait les gardes nationaux de l’Yonne et de la Nièvre. Sur le sort de leurs « frères » assez grotesquement dépouillés, et dont les rudes bûcherons portaient en triomphe les chemises et les uniformes, tous les gardes nationaux s’attendrissent ; tous jurent de se soutenir et de se venger les uns les autres, de défendre l’ordre et la propriété, avec une émotion auguste et un peu ridicule :

« Nous serons toujours debout auprès de nos frères, déclamaient-ils sincèrement ; nous sentirons leur injure ; nous en poursuivrons la satisfaction ; les propriétés et les personnes seront respectées ou nous périrons… »

Plusieurs citoyens demandaient que le drapeau tombé aux mains des rebelles fût brûlé. Déjà il était jeté au milieu de la place publique.

« Non, il ne le sera pas, s’écria le commandant… Ce drapeau est purifié, il a passé par les mains de la bravoure et du patriotisme. »

Pauvres révoltés de la misère ouvrière et paysanne ! Comme des lépreux, ils ont contaminé de leurs mains le drapeau de la bourgeoisie révolutionnaire, et il faut que celui-ci soit purifié en passant par les mains vaillantes des commandants de la force armée, des héros de l’ordre bourgeois. On sent, à cette émotion théâtrale et vraie, que pas un instant ces hommes, ces révolutionnaires ne sont troublés dans l’exercice de leur fonction répressive : elle leur apparaît sacrée ; était-ce profondeur et placidité d’égoïsme ? ou se disaient-ils un peu que ces mouvements convulsifs du peuple souffrant ne pouvaient servir que la contre-révolution ?

Ce qui est à la fois suggestif et triste, c’est que, comme pour annoncer déjà l’union de l’égoïsme propriétaire paysan et de l’égoïsme bourgeois contre les ouvriers importuns et hasardeux, les vignerons, et les plus pauvres des vignerons, avaient quitté leur outil et leur vigne pour concourir à la répression. Pour ces hommes aussi, fiers de leur misérable lambeau de vigne sous le soleil, les ouvriers bûcherons étaient des « brigands ». Aussi à ces petits paysans propriétaires et conservateurs, le directoire du département rend un témoignage solennel :

« Tandis que nos gardes nationales volaient au rétablissement de l’ordre et au maintien des lois, les municipalités, entre autres celle de Joigny, chef-lieu d’un de nos districts, pourvoyaient, avec une sollicitude vraiment pater-