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sociale de ce que Pétion appelle le peuple, en ces deux ans de Révolution : la pensée commence à l’isoler, à le traiter comme un élément distinct.

Cela inquiéta un peu, même chez les bourgeois démocrates, car en défendant Pétion contre les attaques violentes que lui valut cette lettre de la part des contre-révolutionnaires et des Feuillants, ils s’appliquent à en atténuer le sens, ils protestent surtout contre toute idée de distinguer deux classes dans le tiers état. Le Patriote français, le journal de Brissot, dit à la date du 13 février :

« Nous demandons pardon à nos lecteurs de leur parler encore des gazetiers universels, mais c’est un devoir de dire deux mots des calomnies qu’ils ont vomies hier contre M. Pétion. Tous les patriotes ont applaudi à la lettre que cet excellent citoyen a écrite à M. Buzot. Eh bien, cette lettre a servi de texte aux universels pour lancer contre lui les inculpations les plus horribles. Ils l’accusent de vouloir établir dans la société deux classes opposées, la bourgeoisie et le peuple ! lui qui, dans toute sa lettre, ne cesse de prêcher l’union, non pas de ces deux classes, mais de ces portions du peuple. Ils l’accusent de prétendre que la bourgeoisie désire la contre-révolution, lui qui exhorte la bourgeoisie à s’unir aux citoyens moins fortunés pour accabler les partisans de la contre-révolution. »

Le journal de Brissot joue sur les mots. Pétion ne pouvait pas affirmer qu’il y avait deux classes, car la bourgeoisie et le peuple n’avaient pas une conception fondamentale différente de la société et de la propriété. Et il n’essayait certainement pas d’animer l’une contre l’autre ces deux « portions du peuple », pour employer le langage savant du Patriote français. Mais ce qui était grave, c’était de constater que ces deux « portions du peuple », d’abord unies et presque confondues dans le premier mouvement révolutionnaire, étaient maintenant et de plus en plus séparées par les intérêts, les idées et les passions.

Voilà ce qui donne à la lettre de Pétion une valeur symptomatique.

La bourgeoisie modérée et propriétaire, qui sentait bien que « l’alliance » demandée par Pétion lui coûterait quelques sacrifices d’influence et d’argent, répondit par des cris de colère. Dans les journaux, dans les brochures, elle exhala ce qu’on pourrait déjà appeler son âme « censitaire ». La bourgeoisie coloniale surtout fut d’une violence inouïe. Et les hommes d’ancien régime tentèrent d’affoler la bourgeoisie, de lui faire peur pour ses propriétés. Voici, par exemple, un pamphlet paru à la date du 18 février :

« Cri de l’honneur et de la vérité, aux propriétaires, par M. Joseph de Barruel-Beauvert. Avertissement : M. Pétion, maire, vient de prévenir les Propriétaires qu’il ne faut pas désunir leurs intérêts d’avec les sans-culottes, parce que ce serait servir l’aristocratie, et c’est l’éloquence du patriotisme qui dicte à M. Pétion ce sage conseil à M. Pétion ; cependant je crains qu’il ne soit pas reçu aussi facilement que s’il avait écrit aux sans-culottes : « Braves citoyens,