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monnaie de cuivre, dont l’Assemblée avait pressé la fabrication, se répandait dans Paris, et les cloches descendant des clochers commençaient à circuler en menues pièces métalliques aux mains du peuple de la Révolution : la circulation des billets de confiance ne cessa d’ailleurs qu’en 1793.

Mais toute cette excitation et agitation, les brusques variations de prix, la crise du sucre, la concentration des moyens de circulation aux mains des banquiers, tout avertissait le peuple que du sein même de la Révolution des puissances nouvelles se développaient, et sa conscience de classe commençait à s’aiguiser.

D’autre part la bourgeoisie, troublée dans ses opérations de commerce, effrayée par des mouvements ou des récriminations qui lui paraissaient menacer, sous le nom d’accaparement, le négoce et même la propriété, regardait les prolétaires avec méfiance et presque avec haine. Surtout la partie de la bourgeoisie qui avait des intérêts aux colonies avait vu avec fureur le peuple des tribunes prendre parti, au nom des Droits de l’homme, pour les hommes de couleur, même pour les esclaves noirs, contre les colons blancs et les grands propriétaires. La scission sourde entre les deux fractions du Tiers-État, la fraction bourgeoise et la fraction populaire, qui s’était accusée déjà par la législation de privilège des citoyens actifs, par la coupable rencontre du Champ de Mars, s’aggravait maintenant par des conflits économiques. Pétion qui, comme maire de Paris, recueillait les propos et les plaintes des uns et des autres, les cris de colère des ouvriers, les cris de terreur et d’orgueil des riches bourgeois, s’effraya, dès février, de ce divorce naissant. Et après avoir tenté, en janvier, de contenir doucement le peuple soulevé contre les négociants, il essaya, en février, de ramener la bourgeoisie à des pensées plus larges et plus généreuses. Il adressa à Buzot, le 6 février 1792, une lettre qui fit sensation, et qu’il faut reproduire, car, malgré la médiocrité d’esprit de l’homme qui l’a écrite, c’est un document social de premier ordre : c’est la constatation officielle et explicite des premiers symptômes de la lutte de classe à l’intérieur même du parti de la Révolution.

« Mon ami, vous m’observez que l’esprit public s’affaiblit, que les principes de liberté s’altèrent, que parlant sans cesse de Constitution on l’attaque sans cesse ; vous me dites que ses plus zélés défenseurs n’embrassent ni ne suivent aucun système général pour la soutenir, que chacun s’arrête aux choses du moment et de détail, repousse des attaques particulières, qu’à peine nous pensons à l’avenir. Vous me demandez ce que je pense, quels sont les moyens que j’imagine pour prévenir la grande catastrophe qui paraît nous menacer. Je me bornerai, pour le moment, à vous en exposer un seul.

« Je remonte à des idées qui semblent déjà loin de nous, et je vais me servir d’expressions que la Constitution a rayées de notre vocabulaire : mais c’est le seul moyen de bien nous entendre ; ainsi je vous parlerai de tiers état, de noblesse et de clergé.