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Continuer ces paiements avant d’avoir tout contrôlé, c’était s’exposer à accroître tous les jours l’émission des assignats.

Clavière était dès ce moment le financier de la Gironde. Lui-même avait été mêlé à bien des spéculations : il avait été accusé jadis de s’être servi de la plume de Mirabeau pour amener une baisse des actions de la Compagnie des Eaux, et sa proposition, si elle était calculée pour soulager le crédit de la Révolution et la charge des assignats, pouvait l’avoir été aussi pour déterminer une baisse subite de tous les titres soumis à liquidation. Vergniaud, qui présidait ce jour-là (5 novembre), loua « son génie ». Il y avait en effet dans sa conception quelque chose de hardi et de populaire. Elle menaçait surtout les privilégiés d’ancien régime, les porteurs de créances suspectes, les détenteurs d’offices immoraux que la Cour avait prodigués. Elle fermait ou semblait fermer selon l’expression de Clavière lui-même, « la tranchée qui menaçait le gage des assignats », par la concurrence des reconnaissances de liquidation. Enfin, comme Clavière, après avoir ainsi préservé le crédit de l’assignat, demandait la création de coupons d’assignats de 10 sous, c’est-à-dire la création d’une monnaie de papier commode au peuple, le succès de sa proposition fut très vif un moment dans le parti populaire.

Et Brissot, en décembre, s’engagea à fond dans le même sens. Mais l’Assemblée résistait. Elle était troublée par les réclamations violentes de tous les porteurs de titres, et elle craignait que le mot de suspension de paiement ne fût interprété par le pays dans le sens d’une banqueroute : les formidables paroles de Mirabeau retentissaient dans les mémoires, et la Législative, par une motion solennelle et presque unanime, repoussa toute suspension, tout ajournement de paiement comme contraire à la foi publique. C’était s’obliger par là même à dépasser tout de suite le chiffre d’émission d’assignats fixé par la Constituante.

Cambon qui avait conquis d’emblée une autorité éminente dans l’Assemblée par la clarté de son esprit, la vigueur de son caractère et l’immensité de son labeur, était dès lors comme le chien de garde grondeur qui veillait sur le crédit de la Révolution. Lui aussi, il avait accueilli avec quelque complaisance secrète la motion de Clavière ; il aurait voulu la pleine lumière dans les finances révolutionnaires avant qu’un seul assignat nouveau fût émis. Mais le sentiment véhément de l’Assemblée contre toute suspension des paiements l’avertit de chercher des combinaisons plus modérées. Il proposa à la Législative le 24 novembre d’assigner à tous les créanciers un délai pour produire leurs titres : passé ce délai, leur dette cesserait d’être « exigible » ; elle ne serait point annulée, mais elle serait consolidée en dette perpétuelle, et la nation n’aurait plus qu’à servir des intérêts sans être obligée d’en rembourser le capital en assignats.

Mais si tous ces efforts et de Clavière et de Brissot et de Cambon lui-même témoignent qu’à cette date les hommes prévoyants se préoccupaient de