Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/269

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il est curieux de voir la bourgeoisie révolutionnaire, au moment même où elle installe ses marchandises dans les locaux d’église et dans les celliers des moines, enfin sécularisés, et où il lui paraît sans doute qu’elle accomplit ainsi la Révolution, exposée tout à coup à l’accusation d’accaparement et aux colères du peuple. La Révolution entrechoque soudain les deux forces qui sont en elle.

Mais les démocrates des Révolutions de Paris, tout en plaidant ainsi pour le peuple, l’avertissent que ces accaparements sont un plan formé par ses ennemis pour l’irriter et le porter à des désordres et à des excès qui compromettraient la Révolution elle-même. Ils l’adjurent donc de ne pas tomber dans le piège et de se méfier des pillards que la contre-révolution mêle aux rangs du peuple pour le discréditer. Visiblement, toute la bourgeoisie révolutionnaire, même la plus démocrate, souffre impatiemment non seulement ces limitations, mais ces problèmes. Sous couleur de dénoncer les manœuvres des ennemis du peuple, elle immobilise le peuple lui-même.

« Citoyens ! voilà comme nous sommes traités par nos ennemis domestiques, envers lesquels nous nous montrons encore si généreux. Ils ont commencé par accaparer les marchandises fabriquées contre lesquelles ils échangeaient leurs assignats, à toute perte, pour discréditer le papier national et pour frapper de mort le commerce en paraissant le vivifier ; mais ils lui enlevaient sa base, en ne tenant pas compte du signe de la fortune publique. Cette première menée n’a pas fait aux patriotes tout le mal qu’on en espérait. Les manufactures ne purent suffire aux demandes, la main-d’œuvre augmenta en conséquence dans une progression rapide ; le salaire des artisans s’éleva en proportion du prix des choses ouvragées ; l’industrie du moins prospérait et semblait repousser la misère. Ce n’était pas là le compte des infâmes spéculateurs ; leur intention n’étant pas la prospérité publique, ils changèrent de batterie en se disant : Accaparons les matières premières et faisons en sorte que le fabricant ne puisse s’en procurer ni pour or, ni pour argent, ni pour assignats ; du moins, établissons un taux si excessif qu’on n’ose plus s’en approcher, qu’on ne puisse plus y atteindre.

« Le fabricant, déjà grevé par le prix de la main-d’œuvre, aimera mieux rester dans l’inaction que de faire travailler à perte ; dès lors, il congédiera ses ouvriers. Ceux-ci, sans besogne et sans pain, maudiront une révolution qui les réduit à l’indigence et leur obstrue tous les débouchés de l’industrie ; ils regretteront les nobles qui les faisaient vivre, les riches qui leur donnaient de l’emploi.

« Faisons que sous quinze jours il n’y ait aucune fabrique en activité, faute de matières premières ; accaparons jusqu’au papier, aux ardoises et aux épingles ; à cette calamité joignons-en une qui touche encore de plus près le peuple : emmagasinons les denrées superflues d’abord, mais que le luxe d’autrefois a rendues aujourd’hui de première nécessité. La révolution des