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quelques mois, spéculent sur le pain du pauvre et s’enrichissent de ses cruelles privations, vous ne leur accorderez pas même un sentiment de pitié. Et moi qui sais leur trafic honteux, leurs opérations infâmes, désespéré de ne pouvoir imprimer sur leur front une marque d’ignominie, je ne quitterai pas du moins cette tribune sans leur avoir payé le tribut d’indignation que leur doit tout bon citoyen. » (L’assemblée et les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.)

La faiblesse de la Gironde apparaît en ces véhémentes paroles qui cachent une conclusion à peu près négative. L’assemblée, il est vrai, sur la demande de Ducos, décida qu’il y avait lieu de présenter un projet de loi destiné à prévenir, d’une manière efficace, les accaparements et à punir les accapareurs. Mais c’était une pensée bien incertaine, et le projet ne fut même pas présenté à la Législative. Elle pensait presque tout entière, avec le député Massey, que « fixer le prix des denrées, ce serait porter atteinte aux principes de la Constitution, ce serait violer la propriété ».

Brissot, dans son journal le Patriote Français, se borna à quelques déclamations un peu vagues et à des assurances optimistes. Il était contrarié par ces troubles économiques qui risquaient de couper en deux la grande armée de la Révolution au moment même où il rêvait de la jeter sur l’Europe. Dans le numéro du 24 janvier, il fut très sévère pour les accapareurs : « Sans doute la loi doit sa protection à tout citoyen : mais tout citoyen ne doit-il pas aussi son tribut de patriotisme ? De quel œil la patrie peut-elle envisager des hommes qui spéculent sur la misère publique, sur la baisse du change, sur la rareté du numéraire, sur le haut prix des denrées ? » Mais il s’empressait, dans le numéro du 26, de démontrer que la crise ne serait pas durable, que les prix tomberaient nécessairement, qu’il fallait arrêter les alarmes et répandre la confiance.

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, s’applique tout ensemble à justifier le peuple et à le calmer. Sous le titre : « Mouvements du peuple contre les accapareurs », il publia un grand article que je regrette de ne pouvoir reproduire en entier, mais qui est un document social très important. Les tendances confuses des démocrates révolutionnaires, à ce moment, s’y traduisent dans leur complexité. Tantôt il semble non seulement justifier, mais animer le peuple : « Joseph-François Delbé, ou ceux auxquels il sert de masque, pour se venger de l’insurrection de ses nègres à Saint-Domingue, veut condamner les Parisiens à avoir continuellement sous leurs yeux deux millions de sucre et à s’en passer ; mais que dirait-il si le peuple, le prenant au mot, écrivait sur la porte de ses magasins, ainsi que sur celles des autres amas de comestibles, méchamment mis hors du commerce :


Salus populi suprema lex esto.
De par le peuple
Deux millions de sucre à vendre
À 30 sous la livre.