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denrée un grand nombre de faillites qui réduiraient dans la misère des citoyens industrieux et honnêtes, répandraient le désordre et l’alarme dans toutes les places de commerce, et ébranleraient la fortune publique et le crédit de vos assignats ;

« 5o Vous enlèveriez tout à coup le travail et la subsistance à la classe des ouvriers, des matelots de vos ports, qui ont déjà marqué leur patriotisme dans la Révolution par de grands sacrifices et qu’il faut secourir et ménager pour avoir à l’avenir les mêmes éloges à leur donner ;

« 6o Vous verriez bientôt éludées les dispositions tyranniques de cette loi prohibitive. Les étrangers iraient enlever eux-mêmes dans nos colonies le sucre qu’ils ne pourraient plus acheter dans les ports de France ; car la toute-puissance du législateur ne lutte qu’en succombant contre la nature des choses ;

« 7o Enfin, vous achèveriez de rendre onéreuses nos transactions commerciales avec les autres peuples en occasionnant une baisse nouvelle dans le taux de nos changes. »

Voilà la théorie du libre-échange absolu. Je note, en passant, que Ducos parle comme si les troubles de Saint-Domingue étaient un accident sans lendemain : il ne fait même pas allusion à un arrêt possible des transactions, et c’est une preuve nouvelle qu’en 1792, malgré leur gravité, les désordres coloniaux ne pesaient pas encore sur les affaires. Mais surtout je constate que ce libre esprit de négoce international, qui se joue sans effort en des combinaisons universelles, répugnera aux lois de réglementation, de taxation. Les Girondins seront plus préoccupés de procurer à la France l’abondance et la circulation aisée des richesses que d’en régler, selon des lois de démocratie inflexible, la distribution.

Il faudra se souvenir du discours de Ducos quand nous entendrons, en 1793, Vergniaud opposer sa conception de la vie sociale, de la République commerçante, entreprenante et riche, aux thèses de Robespierre. Les Girondins ne sont pas indifférents à la condition des pauvres, au bien-être de la classe ouvrière : mais il leur semble que la richesse générale de la nation se réfléchira d’elle-même sur les ouvriers comme une lumière abondante éclaire tout, et, par ses reflets, pénètre là où ne frappait pas son rayon direct. Il est visible que Ducos se console de la perte momentanée que subissent les consommateurs par la hausse démesurée du sucre, en songeant au bénéfice que cette hausse procure à la nation dans le commerce avec l’étranger. Enfin pour ces hommes habitués aux entrecroisements, aux répercussions innombrables des phénomènes économiques sur le marché du monde, l’idée de fixer par la loi les prix des marchandises dans un pays devait être particulièrement chimérique : car comment maintenir un niveau constant dans une rade ouverte où se faisaient sentir les mouvements de la vaste mer ? Comment assurer la fixité des prix quand la concurrence des autres nations et les