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bien la manière conciliante et vague de Pétion. Mais on pressent le jour où la brutalité des événements voudra des pensées plus fermes.

Ces mouvements du peuple effrayèrent vivement la bourgeoisie marchande. Plusieurs des négociants menacés ou protestèrent ou même jetèrent un défi. L’un d’eux, d’Elbé, se disant américain (était-ce un personnage réel ou bien le pseudonyme collectif de plusieurs négociants à la fois arrogants et timides ?) somma l’Assemblée de faire respecter son droit de propriété, qu’il poussait jusqu’au droit d’accaparement avec des chiffres qui sont une bravade. Sa pétition, d’une forme provocante, fut lue sous les murmures : « Hier matin, disait-il, une section de la capitale admise à la barre est venue, les Droits de l’Homme à la main, réclamer une loi contre tous les accapareurs et singulièrement contre ceux des denrées coloniales dont la rareté commence à se faire sentir. Aujourd’hui, citoyen domicilié, père de famille, je viens me dénoncer moi-même comme un de ces hommes qu’on cherche à rendre odieux parce qu’ils croient pouvoir disposer librement d’une propriété légitime.

« Je suis, Monsieur le Président, un ci-devant propriétaire d’habitations considérables dans cette île malheureuse qui n’existe peut-être plus. Mes propriétés sont dévastées, mes habitations brûlées, mes dernières récoltes, embarquées avant les désordres, me sont heureusement parvenues. Je déclare donc que j’ai reçu avant le mois de septembre, 2 millions de sucre, 1 million de café, 100 millions d’indigo et 250 millions de coton.

« Les denrées sont là, dans ma maison et dans mon magasin, mais ne seront jamais cachées parce qu’un citoyen ne saurait rougir d’avoir exploité de belles manufactures qui faisaient la prospérité de sa patrie.

« Ces marchandises valent aujourd’hui 8 millions, suivant le cours ordinaire des choses, elles doivent en valoir incessamment plus de 15. Je plains fort, Monsieur le Président, ceux qui estiment assez peu les représentants du peuple pour solliciter des décrets attentatoires au droit sacré de propriété ; mais moi, je leur rendrai un hommage plus pur, en mettant la mienne sous la sauvegarde de ses principes ; Je déclare donc à l’Assemblée nationale qui me lit et à l’Europe entière qui entend cette adresse, que ma volonté bien expresse est de ne vendre actuellement à aucun prix des denrées dont je suis le propriétaire. (Murmures.) Elles sont à moi ; elles représentent des sommes que j’ai versées dans un autre hémisphère, les terres que je possédais et que je n’ai plus, en un mot, ma fortune entière et celle de mes enfants. Il me conviendra peut-être de les doter en sucre et en café. Toujours est-il vrai que je ne veux les vendre à aucun prix, et je le répète bien haut pour que qui que ce soit n’en doute. (Murmures.) Mais en même temps il ne me convient pas après avoir été incendié en Amérique d’être pillé en France. C’est pour faire un noble essai de la Constitution, c’est pour connaître jusqu’à quel point elle peut garantir la propriété que j’adjure ici la force