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Barnave ne pourra pas se défendre devant l’histoire d’avoir encouragé, par ses complaisances aux colons blancs, une résistance égoïste qu’un peu de fermeté eût brisée aisément. Mais où il prenait sa revanche, c’est lorsqu’il signalait, en termes menaçants et un peu vagues, les lacunes, l’insuffisance du décret appuyé par Guadet, et dont la question immense des esclaves noirs était absente.

« Du reste, disait Barnave, il ne faut pas se le dissimuler, le parti que l’on vient d’adopter entraîne d’immenses conséquences ; il échauffe, il hâte, il précipite une grande crise de la nature. Au point où nous sommes arrivés, la plus funeste erreur serait d’imaginer qu’on a fondé un ordre durable, et de fermer les yeux sur l’avenir ; soit qu’on veuille ou favoriser ou ralentir l’effet de cette grande impulsion, il est également nécessaire de la prévoir, car si l’on ne prenait à temps des mesures puissantes ou pour prévenir ou pour diriger le mouvement qu’elle imprime, les choses livrées à elles-mêmes arriveraient en peu d’années à des résultats plus terribles encore que ceux qu’on a vus, et tous les systèmes seraient confondus dans une calamité commune. »

C’est en ouvrant ces vastes et sombres perspectives que Barnave se vengeait de la Gironde : et il est vrai qu’après le décret qui donnait satisfaction aux hommes de couleur libres, devenus, par la combinaison des événements, les alliés des esclaves noirs, ceux-ci allaient recevoir un nouvel élan vers la liberté ; or, pour régler cet élan ou pour lui ouvrir une voie, le projet voté par la Législative ne faisait rien.

Ducos s’était risqué le 26 mars, à proposer à l’Assemblée un projet en quatre articles dont l’article 1er disait : « Tout enfant mulâtre sera libre en naissant quel que soit l’état de sa mère ». L’Assemblée vota avec colère la question préalable, et Ducos ne put même pas soutenir, à la tribune son opinion.

Les troubles de Saint-Domingue jetèrent assurément quelque malaise dans les ports et dans l’activité générale du pays. Le chiffre des échanges entre la France et les îles était si élevé, il représentait une part si importante de l’activité économique de la France, que la seule crainte de voir ce grand trafic aboli, ou même suspendu, ou simplement réduit, agitait gravement les esprits et les intérêts.

Pourtant, il faut se garder de croire que du coup, et dès l’année 1792, les transactions de la France avec les îles du Vent et les îles Sous-le-Vent sont sérieusement menacées. Les cris d’effroi des colons avaient déterminé d’abord une sorte de panique, mais on ne tarda pas à s’apercevoir que le mal était assez limité, que le nombre des établissements incendiés et mis vraiment hors d’état de produire était faible, et qu’en bien des points les mulâtres et les hommes de couleur libres, rassurés à demi par les concordats