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la victoire des Girondins sur les Feuillants, c’est le discours de Barnave en septembre 1791 que Guadet cita plus d’une fois, pour le réfuter : et cette sorte de combat rétrospectif contre Barnave atteste le grand souvenir laissé par le jeune et brillant avocat de la bourgeoisie modérée. « Je n’examine, s’écria Guadet, que le principe posé par M. Barnave, et m’emparant de ses propres expressions, répétant avec lui que le passé est le préliminaire de l’avenir, je vous dirai, voulez-vous sauver Saint-Domingue ? Révoquez le décret du 24 septembre et maintenez celui du mois de mars. Il n’y a plus à cet égard ni doute ni incertitude, toutes les parties intéressées ont reconnu que c’est à cette mesure que tient le salut des colonies ; un concordat passé entre elles a proscrit d’avance, comme funeste, le décret du 24 septembre. Vouloir le faire exécuter, ce serait vouloir la subversion entière des colonies, ce serait appeler sur le royaume les plus grands, les plus terribles désastres. Hâtez-vous donc, m’écrierai-je à mon tour, de décider dès à présent la question comme j’ai l’honneur de vous la proposer. Ne craignez pas une grande, profonde et décisive démarche qui doit infailliblement sauver la patrie ; votre délibération va décider aujourd’hui du sort de la France, car, ne vous y trompez pas, si, maintenant le décret du 24 septembre, vous laissez dans les mains des colons blancs l’état politique des hommes de couleur, Saint-Domingue est perdu, et vous léguez à vos successeurs non pas seulement une guerre éternelle et des troubles interminables, mais, au lieu de la colonie la plus florissante du monde, des ruines et des monceaux de cendres. »

Dénonçant la pusillanimité et la fausse vue de Barnave, il dit avec force : « Les représentants du peuple crurent les oppresseurs plus forts que les opprimés, et ils abandonnèrent ces derniers de peur de voir la colonie périr avec eux. Mais heureusement ce calcul si décourageant pour les amis de la liberté s’est trouvé faux ; les tyrans (c’est-à-dire les colons blancs) ont été les plus faibles, ils ont été vaincus, que dis-je, vaincus, ils n’ont pas osé résister ; ils n’ont pas osé se prévaloir de ce décret auquel les factieux de leur parti avaient eu le courage de prétendre que le salut des colonies était attaché ; ils l’ont annulé d’avance, et ce n’est que dans cette mesure qu’ils ont trouvé le salut de leurs propriétés, de leur vie, de la colonie entière… Quel motif vous arrêterait donc encore ? vous qui rendîtes ce décret barbare, mais nécessaire dans votre pensée, que tardez-vous à le révoquer ? Vous m’avez donné un remède pour me guérir, il est démontré qu’il va me tuer, souffrirez-vous que je l’avale, et ne m’arracherez-vous pas des mains la coupe fatale ? » (Applaudissements réitérés).

« Pardonnez, Messieurs, si j’insiste autant sur ce point, mais la difficulté est là toute entière. Car je le dis à regret, mais les fonctions que je remplis ici m’en font la loi ; ce qu’il faut examiner avant tout, c’est de savoir lequel des deux décrets, ou de celui du 8 mars ou de celui du 24 septembre, doit perdre les colonies ; non qu’à mes yeux le sort de la France soit éternellement