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pouvaient s’égarer en marchant avec elle ; ils ont tout rapporté au grand principe de l’égalité et de la liberté ; ils ont eu un comité, une municipalité, des assemblées populaires, une garde nationale ; ils ont oublié qu’ils étaient créanciers et dans la campagne ils ont eu pour amis, pour imitateurs, des paroisses entières, ou au moins de nombreux partisans. »

Mais, dans l’Assemblée coloniale, dont les citoyens de Saint-Pierre avaient provoqué la formation, ils ne tardent pas à être mis en minorité par les grands propriétaires. « La Cour des gouverneurs, les propriétaires de grandes habitations, les commandants, de milice ou aspirant à l’être, presque tous débiteurs obérés, soumirent la Révolution au calcul de leur intérêt et de leur orgueil, et l’Assemblée coloniale ne fut plus pour eux qu’un moyen de s’ériger en puissance. »

Les délégués de Saint-Pierre rappellent (nous avons déjà noté le fait) que les propriétaires blancs parvinrent à animer les mulâtres contre les négociants et capitalistes de Saint-Pierre. Rien ne pouvait plus gravement indisposer les négociants de France que cette coalition. Quoi ! les colons blancs de Saint-Domingue se plaignent que les hommes de couleur libres, longtemps rebutés par eux, font cause commune avec les noirs soulevés ! Et les colons blancs de la Martinique, pour se rebeller contre leurs créanciers, contre des négociants, ameutent les hommes de couleur libres et les esclaves même ! Ces colons blancs ne sont-ils donc pas partout, à Saint-Domingue, comme à la Martinique, des débiteurs sans scrupule ? La bourgeoisie de Bordeaux devait ressentir quelque inquiétude, et les délégués de Saint-Pierre firent impression assurément quand ils montrèrent, par l’exemple du sieur Dubuc, à quelles combinaisons de trahison et d’infamie les débiteurs des îles pouvaient recourir pour échapper à leurs dettes. « Le sieur Dubuc père, ci-devant dans les bureaux de la marine et intendant général des colonies, doit à l’État une somme capitale de 1.580.627 livres d’argent de France et deux années d’intérêt montant à 226.000 livres. Cette somme, reconnue par un contrat passé avec M. de Castries, ministre de la marine, le 22 février 1786, est hypothéquée sur une habitation située au quartier de la Trinité-Martinique ; elle lui fut avancée pour servir à l’établissement d’une raffinerie.

« Longtemps avant la Révolution, le sieur Dubuc avait écrit contre la réunion du commerce à Saint-Pierre, afin de l’attirer dans le quartier de sa raffinerie. En 1787, on avait déterminé l’Assemblée coloniale de ce temps, à faire porter l’impôt de la colonie sur le commerce de Saint-Pierre, et il avait inspiré à la campagne le désir de détruire cette ville.

« La ville fut déclarée ennemie de la colonie, parce qu’elle était amie de la Métropole ; sa perte fut jurée, parce qu’elle était un obstacle invincible à l’exécution des projets : et ces projets, je les trouve dans les lettres du sieur Bellevue-Blanchetières, député extraordinaire de l’Assemblée coloniale. Je ne vous citerai point ses diatribes amères contre l’Assemblée constituante et