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les négociants. Les premiers faisaient durement la loi aux autres. Ils disaient au commerce : prête-nous ton crédit en France pour écraser nos ennemis, flatter notre orgueil, etc. Telle est la coalition qui a produit en faveur des colonies, contre la philanthropie, ces adresses mendiées où le créancier maltraité venait encore défendre et prôner le débiteur qu’il détestait intérieurement. Telle est la coalition dont la ville de Bordeaux a la gloire d’avoir, la première, brisé les chaînes en s’élevant contre les prétentions injustes des colons : elle a senti enfin qu’un commerce solide, surtout dans un pays libre ne pouvait reposer que sur le respect des principes et des engagements, et qu’il ne convenait pas à des hommes libres de mentir à leur conscience pour vendre quelques barriques de vin ou toucher quelques intérêts de leurs capitaux ; elle a senti qu’une bonne loi sur le commerce des colonies servirait mieux le commerce des colonies et la sûreté de sa dette, qu’un trafic de mensonges et d’injures. (Applaudissements.)

« Dans les circonstances actuelles, venir au secours des armateurs de la Métropole, c’est venir au secours des colons : vous ouvrirez infailliblement à ceux-ci une nouvelle source de crédit, qui bientôt réparera leurs pertes. La loi que vous ferez pour donner aux créanciers le droit de saisie réelle sur les propriétés de leurs débiteurs en ne lui donnant pas d’effet rétroactif, leur assurera des secours infiniment plus considérables et plus féconds que tout l’argent qu’il vous serait possible de tirer du Trésor de la nation pour leur en faire un don ou un prêt… Eh ! pourquoi, messieurs, les colons s’opposeraient-ils à une loi qui réunit tant de caractères de justice ? Elle existe dans les colonies anglaises. C’est la première qu’eussent promulguée les Anglais si la trahison qui se disposait à les rendre maîtres de nos colonies eût pu réussir. »

L’effort de la Gironde était grand pour séparer les négociants des colons, et, à vrai dire, comment aurait-elle pu continuer aux colonies la politique de Brissot si elle avait eu contre elle la bourgeoisie des ports, que ses membres les plus éminents représentaient ?

La tactique de la Gironde fut servie très heureusement par les délégués de Saint-Pierre de la Martinique. À Saint-Pierre, comme nous l’avons vu, il y avait des négociants qui avaient joué à l’égard des grands propriétaires de l’intérieur de l’île, le rôle de prêteurs, de capitalistes que la bourgeoisie marchande des ports de France jouait à l’égard des propriétaires de Saint-Domingue. Or, les négociants vinrent à la barre de la Législative se plaindre précisément de la mauvaise foi et des calculs rétrogrades de leurs débiteurs obérés. Les délégués Crassous et Coquille Dugommier parlèrent à l’Assemblée le 7 décembre : « Je dois à la vérité de dire que les premiers accents de la liberté ont également ému tous les quartiers de la Martinique ; tous ont célébré avec quelque enthousiasme la destruction de la Bastille. Mais cette impression n’a pas eu partout les mêmes effets ; elle a été pure, à Saint-Pierre ; les citoyens ont pensé qu’ils faisaient partie de la nation, qu’ils ne