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blancs viennent de leur donner une preuve ne leur permet pas de garder le silence sur les craintes dont ils sont agités ; et, en conséquence, ils déclarent qu’ils ne perdront jamais de vue la reconnaissance de leurs droits et de ceux de leurs frères des autres quartiers ; qu’ils verraient avec beaucoup de peine et de douleur la réunion prête à s’opérer au Port-au-Prince et autres lieux de la dépendance, souffrir des difficultés dans les autres endroits de la colonie ; auquel cas ils déclarent que rien ne saurait les empêcher de se réunir à ceux des leurs qui, par une suite des anciens abus du régime colonial éprouveraient des obstacles à la reconnaissance de leurs droits, et par conséquent à leur félicité. »

Ainsi, les hommes de couleur, si cruellement dupés depuis deux ans, se réservent noblement la liberté de se joindre à leurs frères si l’accord conclu à Port-au-Prince entre les deux races ne s’étend pas à toute l’île. On voit combien était fragile cette convention. Et elle fut d’ailleurs considérée à peu près comme nulle par la plupart des colons blancs. Le ton et les paroles de la délégation entendue par l’Assemblée législative montrent assez que ce contrat de Port-au-Prince n’exprimait pas le véritable état des esprits. Pourtant, Vergniaud, Guadet, Ducos, prenaient au sérieux ce concordat, et toute leur politique tendait à le généraliser, à le consolider. Peut-être se flattaient-ils, en effet, de l’espoir de mettre ainsi un terme aux troubles. Peut-être aussi étaient-ils heureux de dire aux négociants bordelais qu’après tout, en assurant aux hommes de couleur libres, l’égalité des droits politiques, ils ne faisaient que sanctionner le vœu des colons blancs eux-mêmes. Enfin, ce concordat leur fournissait un moyen de tourner le décret rendu par l’Assemblée Constituante le 21 décembre. Celle-ci avait annulé son décret du 15 mars et elle avait décidé que les assemblées coloniales trancheraient en dernier ressort toutes les questions relatives au droit politique. C’était l’abdication complète devant l’hôtel Massiac. Mais il semblait difficile d’obtenir de la Législative une décision formellement contraire à celle de la Constituante. Aussi Vergniaud et ses amis se plaçaient-ils, pour ainsi dire, en dehors de l’action légale. Ils se saisissaient du contrat conclu à Port-au-Prince comme d’une convention privée, et ils chargeaient les troupes envoyées à Saint-Domingue d’en assurer l’application et d’en favoriser l’extension. En même temps la Gironde s’appliquait à dissocier, autant que possible, l’intérêt des négociants des ports de France de l’intérêt des colons blancs. À vrai dire, il n’y avait pas des uns aux autres un lien commercial. Les grands armateurs et commerçants de Bordeaux n’avaient aucun intérêt à maintenir l’île de Saint-Domingue sous le joug d’une oligarchie blanche. L’accession des hommes de couleur libres à l’égalité politique ne pouvait en rien compromettre les échanges ; elle les eût favorisés au contraire en donnant une base plus large à l’ordre colonial. Mais beaucoup des négociants des ports étaient les commanditaires, les créanciers des propriétaires blancs de Saint-Domingue ; et par