Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/229

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Les petits blancs, jusque-là retenus dans leurs terres par l’administration, souvent punis par elle, ont saisi avec avidité les occasions de déchirer, de mettre en pièces les idoles devant lesquelles ils étaient forcés de se prosterner. Ainsi, le premier cri, le cri général dans les îles, a été pour la liberté ; le second a été pour le despotisme personnel parmi les colons dissipateurs et les petits blancs, tandis que les colons honnêtes et les hommes de couleur ne voulaient que l’ordre, la paix et l’égalité ; et de là, Messieurs, la source des combats qui ont déchiré nos îles. »

J’ai tenu à reproduire ce large tableau, cette puissante analyse sociale, d’abord parce qu’elle donne en effet la clef des événements, et ensuite parce qu’elle prouve une fois de plus combien le reproche « d’idéologie » adressé à la Révolution si idéaliste à la fois et si réaliste, est superficiel et vain. Ce n’est pas que chacun de ces grands traits n’appelât quelque retouche, quelque atténuation. Ainsi, des lettres mêmes que j’ai citées sous la Constituante, il ressort que les petits blancs étaient plus partagés que ne le dit Brissot. Quelques-uns au moins prenaient parti pour les hommes de couleur, soit par esprit de justice et générosité, soit par haine de l’aristocratie blanche. Mais de même que nous avons vu la plèbe chrétienne s’unir contre les juifs au patriciat chrétien, dans l’espoir d’un facile pillage, il est probable que la plèbe des petits colons blancs, sans consistance sociale et sans esprit de classe, s’associait à l’aristocratie des grands propriétaires blancs pour humilier d’abord et dépouiller bientôt les mulâtres propriétaires.

Peut-être aussi, quand Brissot montre l’esprit d’aristocratie et d’oligarchie d’une partie des colons blancs, exagère-t-il un peu l’influence que leur état de débiteurs obérés, a exercée sur leur conduite. L’orgueil, le désir de maintenir dans la dépendance les mulâtres et d’écarter à jamais de l’île toute pensée d’émanciper les esclaves suffisaient à expliquer leur résistance, leurs velléités de séparatisme. C’est pourtant un trait exact et profond d’avoir signalé cet endettement d’un grand nombre de colons factieux, et les fureurs rétrogrades que leur suggérait leur gêne éclatante. Sont-ils allés, comme Brissot l’affirme dans la suite de son discours, jusqu’à rêver ou même jusqu’à machiner leur séparation d’avec la France ? Ont-ils voulu ériger les îles en État quasi-indépendant ? Ont-ils même songé à remplacer la souveraineté de la France par une sorte de protectorat américain ou anglais ? Les colons et les modérés ont protesté avec violence contre ces imputations. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu, si je puis dire, une sorte de séparatisme constitutionnel. Les grands colons blancs ont prétendu que la Déclaration des droits de l’homme n’était pas faite pour les colonies, que les lois des assemblées françaises ne valaient pas pour eux ; et ils les ont traitées comme quantités négligeables. Les assemblées coloniales, en tout ce qui touche le statut des personnes, ont prétendu à la souveraineté.

Quelle solution proposaient dans cette crise extraordinaire Brissot et ses