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d’affection et de bienveillance qui existaient entre ces deux classes d’hommes est présenté par les Amis des Noirs comme une prétention de la vanité et un moyen d’éluder de justes réclamations. »

Oui, vanité puérile, hypocrisie et mensonge ! Si les colons blancs avaient réellement l’intention d’accorder aux hommes de couleur libres l’égalité des droits politiques, pourquoi avoir lutté si violemment et si sournoisement tout ensemble pour empêcher la Constituante de voter cette égalité, et pour annuler ensuite le décret rendu ?

Il n’était vraiment pas blessant pour les colons que les hommes de couleur reçoivent la charte de leurs droits de la grande assemblée souveraine. Par quel calcul suprême d’orgueil prétendaient-ils humilier encore les hommes de couleur en laissant tomber sur eux l’égalité comme une aumône ? Et s’ils voulaient que cette législation nouvelle fût un lien entre les « deux classes d’hommes », s’ils prétendaient à la reconnaissance des hommes de couleur, ils avaient un moyen décisif de la mériter : c’était d’encourager l’Assemblée nationale à voter une loi de justice, et de l’appliquer ensuite loyalement.

Enfin comme pour se faire une arme des malheurs mêmes qu’ils avaient créés, les députés des colons terminaient leur réquisitoire devant la Législative, en demandant non seulement l’envoi de troupes et de secours, mais l’interdiction, la condamnation « de tous les écrits séditieux » des Amis des Noirs.

La Législative entendit en silence cette diatribe. Elle flattait certaines passions conservatrices ; mais elle était terriblement compromettante. La Constituante avait pu se persuader qu’elle ne légiférait pas sur l’esclavage. Par une sorte de pudeur où il entrait bien de l’hypocrisie bourgeoise, mais aussi quelque respect de l’humanité, elle statuait sur les hommes de couleur libres ; mais, tout en garantissant aux colons « leurs propriétés » c’est-à-dire, en fait, le maintien de l’esclavage, elle n’avait pas voulu prononcer le mot d’esclaves ; le jour où un de ses membres, comme pour en finir avec des réticences qui pour les colons étaient un danger, voulut introduire dans un texte de loi, le mot « esclave », il y eut un soulèvement de l’Assemblée.

Ainsi, par une ignorance voulue, l’Assemblée avait maintenu le statu quo, mais elle n’avait pas fait entrer officiellement l’esclavage dans le système de la Révolution. Maintenant, par la révolte des noirs, la question de l’esclavage sortait de l’arrière-plan obscur, où, par une sorte de consentement universel, on l’avait reléguée. L’esclavage noir bondissait la torche à la main, et l’éclat de sa fureur ne permettait plus les sous-entendus savants par où s’était sauvée la Constituante.

Les colons blancs eux-mêmes, pressés d’affirmer leur « droit », parlaient ouvertement d’esclavage : « Nous vivions heureux au milieu de nos esclaves. » Et