Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/222

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les livrer aux déclamateurs, pour nous environner d’alarmes et de terreurs, pour préparer des malheurs que nous avons prédits dès les premiers travaux des Amis des Noirs et qui viennent enfin de se réaliser. »

C’est toujours le même sophisme des conservateurs. Ils proclament qu’ils réaliseraient des réformes s’ils étaient seuls à les réclamer. Mais ils demandent en même temps le maintien de la traite des noirs qui assure dans des conditions odieuses le recrutement indéfini des esclaves.

« Bientôt, disent-ils, cette société demandera que la traite des noirs soit supprimée ; c’est-à-dire que les profits qui peuvent en résulter pour le commerce français soient livrés aux étrangers ; car jamais sa romanesque philosophie ne persuadera à toutes les puissances de l’Europe que c’est pour elles un devoir d’abandonner la culture des colonies, et de laisser les habitants de l’Afrique en proie à la barbarie de leurs tyrans plutôt que de les employer ailleurs et sous des maîtres plus heureux à exploiter une terre qui demeurerait inculte sans eux, et dont les riches productions sont, pour la nation qui les possède, une source féconde d’industrie et de prospérité. »

Mais les délégués de Saint-Domingue ignoraient-ils donc qu’au Parlement anglais la question de la suppression de la traite était posée depuis des années, que Wilberforce, par son admirable persévérance, ralliait peu à peu à son projet des minorités croissantes, et qu’il avait déterminé un tel mouvement des esprits que bientôt, le 2 avril 1792. Pitt lui-même interviendra à la Chambre des Communes en un discours célèbre pour demander l’abolition de la traite ? Il est vrai que la motion de Wilberforce : « C’est l’opinion du Comité (c’est-à-dire de la Chambre des Communes délibérant en Comité) que le commerce fait par des sujets anglais dans le but d’obtenir des esclaves sur la côte d’Afrique doit être aboli » ne fut adoptée qu’avec l’adjonction du mot « graduellement » proposé par Dundas. Mais il paraissait bien dès lors que ce commerce abominable était frappé à mort. On pouvait le pressentir dès la fin de 1791, au moment où parlaient à la Législative nos esclavagistes, et il leur fallait vraiment quelque impudence pour prétendre que la Société des Amis des Noirs livrerait aux étrangers les bénéfices de la traite.

Ils se plaignent que la Déclaration des droits, « ouvrage immortel et salutaire à des hommes éclairés, mais inapplicable et par cela même dangereux dans notre régime » soit envoyée à profusion dans les colonies ; qu’elle y soit lue et commentée dans les ateliers, et qu’on annonce ouvertement que la liberté des nègres est prononcée par elle. Mais en vérité il ne dépendait ni des Amis des Noirs, ni des colons blancs de supprimer l’immense et inévitable retentissement de la Révolution. Et si les colons redoutaient une commotion trop brusque, ils devaient précisément associer à leur cause les hommes de couleur libres, les appeler à l’égalité politique, et créer ainsi, dans le sens de la Révolution, une force modératrice qui permettrait de ne procéder que prudemment et graduellement à la libération des esclaves eux-mêmes.