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« Après une longue et pénible stagnation les opérations du commerce reprenaient enfin leur activité ; quarante-neuf vaisseaux étaient en armement à Bordeaux, le plus grand nombre destiné pour la colonie de Saint-Domingue, et la plupart pour l’infortunée partie du Nord. À la première nouvelle des ravages qui l’affligent, le découragement a succédé aux espérances, la consternation s’est répandue dans nos murs.

« Hé ! Quels Français entendraient froidement le récit des malheurs de leurs frères ! Les liens du sang, ceux de l’amitié, plus forts que ceux de l’intérêt, nous commandent de voler à leur secours et nous rendront faciles et chers tous les sacrifices.

« Mais en nous occupant de soulager les maux des colons, n’est-il pas permis de jeter quelques regards autour de nous ? Les citoyens de Bordeaux, leurs administrateurs, seraient en proie à de nouvelles craintes si les travaux du port, déjà ralentis, demeuraient longtemps suspendus. Ces travaux si actifs, si variés, assuraient la subsistance d’une foule immense d’ouvriers de tout genre, et l’on ne peut se dissimuler que la tranquillité publique serait compromise, si cette classe intéressante de nos concitoyens était privée de cette unique ressource, dans la plus rigoureuse saison d’une année que l’état de nos récoltes pouvait faire regarder comme calamiteuse.

« Messieurs, le calme qui a si heureusement régné dans notre département et dans ceux qui nous environnent est dû peut-être aux exemples de bon ordre et de respect pour les lois qui ont distingué la ville de Bordeaux dans les moments les plus difficiles. Elle aspire aujourd’hui à donner une nouvelle preuve de son dévouement et c’est au moment même où un revers accablant menace sa prospérité qu’elle vient vous offrir ce qu’elle peut encore pour concourir à apaiser les troubles des colonies, et porter un secours indispensable à ceux de nos frères qui auront survécu à ces désastres, et dont les propriétés laissent encore quelques espérances… » (Vifs applaudissements.)

Ainsi, pas un mot, je ne dis pas pour les esclaves, mais pour les hommes de couleur libres, qui avaient été si odieusement dépouillés par l’égoïsme et l’hypocrisie des colons blancs du droit même que la Constituante leur avait reconnu.

Malgré l’impatience des modérés, malgré la pression des ports, l’Assemblée hésitait à envoyer des troupes à Saint-Domingue ; car elle se doutait bien que ce serait un renfort à l’esprit d’oligarchie et de privilège, et elle voulait attendre, en tout cas, d’être mieux renseignée. Merlin de Thionville, adversaire implacable de toute politique coloniale, avait adjuré l’Assemblée, le 6 novembre, de concentrer sur la frontière menacée par les despotes toutes les forces de la France ; et ses paroles avaient soulevé bien des murmures :

« Hé ! Messieurs, soyons conséquents dans nos principes : quel est l’esprit de la Constitution ? Sur quoi est-elle fondée ? C’est sur la liberté qui vous